vendredi 23 avril 2010

Entre l'Élysée et Fance Télévisions, rien ne va plus


Il a supprimé le publicité. Il place ses copains animateurs. Il va nommer dans quelques jours le nouveau président de France Télévisions. Depuis trois ans, Nicolas Sarkozy, autoproclamé directeur des programmes, tente d'imposer sa loi à Patrick de Carolis, à la tête de la télé publique depuis 2005. Enquête sur un duel.

C'est le temps des grandes manoeuvres. Dans quelques jours (ou semaines), le président de la République va nommer directement, pour la première fois depuis 1982, le président de France Télévisions. Une régression démocratique qui renforce l'emprise du chef de l'Etat sur la télévision publique et exacerbe le ballet des courtisans. Pronostics, rumeurs, fausses annonces... les noms fleurissent, les téléphones sonnent, les portes chuchotent. Alexandre Bompard, jeune patron d'Europe 1, est donné favori. Avec qui, contre qui ? Au-delà des batailles d'ambitions, Télérama a souhaité enquêter sur les savoureuses relations entre Nicolas Sarkozy et France Télévisions. Les liens sont traditionnellement compliqués, chaotiques, voire douloureux, entre la télévision publique et son actionnaire, l'Etat. Mais, depuis trois ans, les Français assistent à un spectacle inédit : des réformes historiques décidées sans concertation par le chef de l'Etat – suppression de la publicité, réforme du mode de nomination –, un duel haut en couleur entre un ultra-président autoproclamé directeur des programmes et un patron de France Télévisions orgueilleux et jaloux de ses prérogatives... Récit.

6 mai 2007. Pour la première fois de leur histoire, les Français élisent un enfant de la télé à la présidence de la République. Nicolas Sarkozy a grandi avec Thierry la Fronde, voyagé avec Thalassa, s'est cultivé avec Le grand échiquier. Les stars du petit écran font briller ses yeux. Il est à l'aise avec les caméras, fait du vélo avec Michel Drucker, dîne avec son ami Patrick Sabatier à Neuilly. « Il se sent mieux dans la culture tutoiement, sans diplôme, des animateurs que dans celle coincée, énarquienne, de la haute bourgeoisie », analyse Michaël Darmon, grand reporter politique de France 2 . En ce printemps 2007, le duo qui dirige France Télévisions, Patrick de Carolis-Patrice Duhamel, est en place depuis bientôt deux ans.

Le chef de l'Etat ne connaît pas bien Patrick de Carolis. Il n'a déjeuné qu'une fois avec lui, au lendemain de sa nomination à la tête de la té­lévision publique, le 24 août 2005, alors qu'il était encore ministre de l'Intérieur : « Votre boulot est formidable, vous allez faire des trucs fantastiques ! » Il l'a ensuite croisé lors d'émissions politiques... c'est tout. L'ex-animateur des Racines et des ailes « a tout pour lui déplaire, analyse Michaël Darmon, il a été nommé sous l'ère Chirac, il est grand, fin, classe, et a un nom à particule... au fond très villepinien ! ». Mais il est populaire. Et Nicolas Sarkozy aime les gens populaires. Surtout, Patrick de Carolis est secondé par Patrice Duhamel, vieux routard de l'audiovisuel, qui connaît bien l'ex-maire de Neuilly : « Je l'ai suivi professionnellement depuis ses débuts, je l'ai aidé, quand je dirigeais France 3, à monter son film sur Georges Mandel, et l'ai croisé régulièrement en va­cances, à La Baule. »

Entre le nouveau pouvoir et la télévision publique, les connexions ne s'arrêtent pas là : le conseiller spécial à la culture de Sarkozy, Georges-Marc Benamou, est un ami du couple Duhamel. De leur côté, Patrick de Carolis et Patrice Duhamel ont soigné leur entourage. Le direc­teur général ? Un jeune inspecteur des finances, ex-Copé boy et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy... Le secrétaire général de France Télé­visions ? Un ex-directeur de cabinet de Dominique Baudis, très copain avec le noyau historique de Sarkozy, Franck Louvrier et Frédéric Le­febvre. Le directeur de la com ? Un proche de Jean-François Copé qui a participé à plusieurs campagnes électorales de Nicolas Sarkozy. Le chef de l'Etat est donc pour ainsi dire en famille - sinon en confiance - avec ses interlocuteurs.

Au cours de l'été 2007, il parle beaucoup, écoute peu, se plaint spora­diquement « des gauchistes de France 3 », de Laurent Ruquier (qui a soutenu Ségolène Royal) ou de Patrick Sébastien (qui le dézingue à l'antenne). Mais il applaudit aussi ostensiblement le « virage éditorial » engagé depuis deux ans, l'accent mis sur la culture, les fictions historiques, etc. Quand, en juillet, France Télévisions retransmet pour la première fois, en prime time et en direct, un opéra des Chorégies d'Orange, le président de la République, présent, exprime sa satisfaction devant les caméras. Ce soir-là, Patrick de Carolis lui glisse : « Aidez-nous à faire plus de culture ! Du fait de la faible audience, ce prime time nous coûte cher en perte publicitaire : 500 000 euros ! » Pourquoi pas une coupure publicitaire dans les émissions de flux, qui rapporterait une vingtaine de millions d'euros et permettrait de financer des programmes culturels ambitieux ? Pourquoi pas l'« entreprise unique » pour rap­procher et harmoniser les cinq chaînes ? Nicolas Sarkozy ne refuse rien. Tout s'annonce donc formidablement bien dans le meilleur des ciels audiovisuels... vite assombri par d'inquiétants nuages : à l'au­tomne, la décision sur la coupure publicitaire n'en finit pas de ne pas arriver.

Carolis et Duhamel sont persuadés qu'à l'Elysée un homme veut leur perte.Ils n'ont pas tort. Même s'il s'en défend, Georges-Marc Benamou, le conseiller à la culture du président de la République, va pendant des mois leur savonner la planche. « Il les débinait en permanence, sans doute dans l'idée de les remplacer un jour », raconte un ancien conseiller de l'Elysée. Dès le premier rendez-vous, le malaise est immédiat. Ce que veut Georges-Marc Benamou, dans la plus pure tradition de la Ve République, n'est ni plus ni moins qu'une forme de cogestion des chaînes publiques. Inadmissible pour les dirigeants de France Télévisions. Le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy reçoit les producteurs à tour de bras, tente d'imposer ses vues sur les programmes, propose le nom de Dominique Farrugia, l'ancien Nuls, pour la direction de France 2. Et distille des rumeurs sur le limogeage des dirigeants des chaînes publiques. Excédé, Patrick de Carolis refuse de le saluer lors d'une réunion à l'Elysée. « Je ne serre pas la main de celui qui tient un poignard. » Ambiance. Nicolas Sar­kozy finit par se débarrasser de son remuant conseiller. « Les dirigeants de France Télévisions croyaient être en guerre avec moi, estime celui-ci aujourd'hui, ils avaient tort. Moi parti, les relations avec l'Elysée sont devenues plus dures. »

Et pour cause. Nicolas Sarkozy a une vision tout aussi Ve République de ses relations avec la télévision. A une différence près : lui est président. A France Télévisions, la direction a de tout temps reçu des coups de fil désagréables et subit des pressions indirectes, notamment politiques. Mais avec Nicolas Sarkozy, la situation est inédite : le tout neuf président « n'appelle jamais pour protester sur le contenu du journal, témoigne Arlette Chabot. Il sait que les rédactions aujourd'hui ne sont pas contrôlables ». Non. L'enfant de la télé autopromu « directeur des programmes » harcèle... Patrice Duhamel sur sa grille.

Moins pour demander des têtes, d'ailleurs, que pour en placer : Patrick Sabatier, « ami » injustement banni du petit écran depuis 1992, revient miraculeusement à l'antenne. Les frères Bogdanov, qui ont soutenu la campagne du chef de l'Etat et pour lesquels le fils du président, Pierre Sarkozy, a écrit une musique de générique, conservent une case malgré leurs mauvaises audiences. Daniela Lumbroso obtient un lot de consolation après avoir fait le siège de la présidence. D'autres ont moins de chance : à New York, en décembre 2009, le président de la République insulte Arlette Chabot devant témoins en lui reprochant de ne pas savoir faire de « vraies émissions politiques » comme L'heure de vérité. Propose pour la rem­placer Pierre Sled, journaliste spor­tif, télégénique, moderne... et accessoirement ami de Frédéric Lefebvre. Refusé. David Hallyday et son copain producteur Cyril Viguier n'auront pas non plus d'émission musicale, malgré trois coups de té­léphone, deux visites dans le bureau présidentiel, un tour du parc de l'Elysée et les soupirs du chef de l'Etat : « Johnny ne me prend plus au téléphone. »

L'affrontement sur le terrain des programmes est usant, mais contrôlable pour les responsables de France Télévisions. Il est un autre terrain, infiniment plus dangereux, sur lequel Nicolas Sarkozy va les amener, avec une créativité jamais démentie : celui des réformes. 8 janvier 2008, dans son bureau qui offre une vue magnifique sur la Seine, Patrick de Carolis et sa garde rapprochée écoutent à la télévision le chef de l'Etat annoncer la suppression de la publicité sur les chaînes publiques. C'est la stupéfaction. Et la colère. « Personne ne nous avait prévenus », témoigne Patrice Duhamel. Ni eux, ni la ministre de la Culture, Christine Albanel. Nicolas Sarkozy, qui a besoin d'une annonce forte en ce début d'année, a pris cette décision au dernier moment.

A France Télévisions, les dirigeants n'ont d'autre choix que de sauter dans le train de cette révolution pas anticipée, pas préparée, mais aux conséquences financières énormes. Et d'entendre tout ce que la Sarkozie compte de porte-flingues justifier a posteriori la décision de Nicolas Sarkozy avec ce credo : « C'est parce que les chaînes publiques ne se différencient pas assez du privé que cette réforme est nécessaire. » Patrick de Carolis en est mortifié. Ce discours nie l'existence même du virage éditorial qu'il met en place depuis deux ans et demi. Le chef de l'Etat n'a cure de ces états d'âme. Il est convaincu qu'il tient là une des réformes majeures de son quinquennat et qu'elle plaît aux Français. De plus, elle gêne la gauche. Il ne laissera donc personne d'autre que lui s'en occuper. La commission Copé, chargée de réfléchir à l'avenir d'une télévision publique sans publicité, n'est qu'un aimable habillage destiné à donner l'illusion d'une réflexion démocratique. Le jour même où elle rend son rapport, Nicolas Sarkozy annonce sans concertation que le président de France Télévisions ne sera plus désormais nommé par le CSA, mais par l'exécutif. Donc par lui. Une fois de plus, personne n'a été prévenu de cette initiative.

En ce printemps 2008, le chef de l'Etat ne se contente pas de modifier les règles du jeu, il fait encore monter d'un cran la pression sur les dirigeants de France Télévisions. Lors d'une remise de décoration à l'Elysée, il passe un savon à Patrice Duhamel. Le 20 heures ? « Le même que TF1 en plus mauvais. » L'embauche de Julien Courbet ? « N'importe quoi ! » Le service public ? « Il faut le refaire de haut en bas et du sol au plafond. » La gestion des chaînes ? « J'irai chercher les économies avec les dents dans tous les étages de France 2 s'il le faut. »« Je trouve que les programmes de France Télévisions ressemblent encore trop aux programmes d'une chaîne privée. » Invité de France 3 au début de l'été, il entonne son refrain favori :

Patrick de Carolis songe à démissionner, se ravise et contre-attaque sur RTL. « Lorsqu'on dit qu'il n'y a pas de différence entre la télévision de service public et les télévisions privées, je trouve cela faux, je trouve cela injuste, et je trouve cela stupide. » « C'était peut-être en trop, "stupide"? » glisse-t-il à son conseil­ler après l'interview. Ça l'était. A peine sorti, coup de fil du secrétaire général de l'Elysée. « C'est assez inédit dans l'histoire de la Ve République que le président d'une entreprise publique taxe de stupides les propos du président de la République »,« Mais on n'a jamais vu non plus un président de la République faire les grilles de l'antenne. Inédit pour inédit », répond, sans se démonter, le président de Fran­ce Télévisions. Ce coup d'éclat lui vaudra vingt et un mille messages de soutien de téléspectateurs et un net changement d'image en interne : « Il est passé du statut de René Coty à celui de Che Guevara », s'amuse un proche. A l'Elysée, en revanche, il est grillé. Nicolas Sarkozy aime qu'on lui résiste, pas qu'on lui crache à la figure devant des millions d'auditeurs. S'il cesse de qualifier Patrick de Carolis de « danseur mondain », il ne lui pardonne pas. souligne Claude Guéant.

«Cette fois, ça y est, c'est Bompard. » Samedi 10 avril 2010, Patrice Duhamel raccroche. Il vient d'apprendre par un journaliste, qui le tient lui-même d'Alain Minc, que le choix du successeur de Patrick de Carolis s'est porté sur le patron d'Europe 1 et sera annoncé dans les jours qui suivent. Son entourage croit d'abord à une énième rumeur : « Depuis trois ans, on nous annonce tous les mois qu'on va partir », soupire le secrétaire général de France Télévisions, Camille Pascal. Mais, cette fois, ça a l'air sérieux : les blogs des journalistes médias se déchaînent, expliquent que Nicolas Sarkozy est furieux de ces fuites qui bousculent son calendrier... Patrick de Carolis est ulcéré ; il avait conclu un pacte avec l'Elysée, qui devait le laisser, jusqu'en juin, finir ses négociations sociales pour l'entreprise unique, et le prévenir en amont de sa succession. Cette annonce en plein mois d'avril saccage son travail en interne. Et l'humilie publiquement. A l'Elysée, on réfute les pseudo-révélations : « Alain Minc ne représente que lui-même », « Il n'a jamais été question de nommer qui que ce soit avant juin ! », « C'est vrai que Nicolas Sarkozy réfléchit à la composition d'une nouvelle équipe, mais tout est ouvert pour la succession ».

Ouvert... jusqu'à un certain point. Sur le papier, Patrick de Carolis a des raisons de postuler à sa reconduction, parce que Nicolas Sarkozy, dans un moment d'égarement, le lui a promis il y a deux ans ; plus sérieusement, parce qu'il est bien vu par le grand public, par nombre de parlementaires et jusque dans l'entourage du président de la République. Le présentateur bien élevé des Racines et des ailes a plutôt réussi sa mue en patron de chaînes publiques. Mais cela n'empêche pas Nicolas Sarkozy de consulter à tout-va. Jamais la presse n'a autant bruissé de noms, de la réalisatrice Yamina Ben­guigui à l'ancien patron de France 3, Rémy Pflimlin, de Véronique Cayla, directrice du CNC, à... Alexandre Bompard.

Patrick de Carolis se préparait à un possible départ. Mais pas annoncé de telle façon. Alors, comme chaque fois qu'il est blessé depuis trois ans, le patron de France Télévisions, d'ordinaire plutôt secret et réfléchi, se transforme en Cyrano de Bergerac, se bat et le fait savoir. Cette fois, il ne va pas à RTL dénoncer la « stupidité » des propos de Nicolas Sarkozy. Il fait voter en conseil d'administration la suspension de la privatisation de la régie publicitaire contre l'avis des représentants de l'Etat.

La suite ? Elle est écrite. Comme Jean-Paul Cluzel, éjecté l'année dernière de Radio France malgré un bon bilan, Patrick de Carolis est promis à un enterrement sans fleurs ni couronnes. Nicolas Sarkozy ne se contentera pas de lui trouver un successeur - vraisemblablement Alexandre Bompard -, il lui offrira en bonus l'équipe qui va avec - directeur de l'information, des programmes, de la gestion, du numérique. Une gestion de la télévision publique qui fleure bon les débuts de la Ve. Vivement le retour des Dossiers de l'écran et de Thierry la Fronde...

Source : Télérama n° 3145, Emmanuelle Anizon et Olivier Milot, 22.04.2010 (URL : http://television.telerama.fr/television/l-elysee-prend-l-antenne,55104.php#xtor=RSS-18)

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