mercredi 28 avril 2010

Les utilisateurs du Web aideront-ils Facebook à conquérir le monde ? Réflexions à propos du nouveau bouton "like" de Facebook et ses implications


Vos sites préférés sont désormais tous connectés à Facebook. Sur le site de streaming Pandora, quand vous écoutez une chanson, vous pouvez maintenant appuyer sur le bouton «j'aime» (ou like, en anglais), avertissant ainsi tous vos amis Facebook de votre dernière découverte musicale. Idem pour un film sur IMDb, un restau sur Yelp, un article sur CNN.com, des cosmétiques Sephora, un jeans Levi's, et des dizaines d'autres produits disponibles sur le Web, y compris tous les articles jamais publiés sur Slate.com. Ces sympathiques petits boutons « j'aime » n'ont l'air de rien comme ça, mais ne vous y fiez surtout pas. Ce sont en fait les prémices du nouveau super plan imparable de Facebook pour ficher la totalité du Web, et il y a de fortes chance pour que dans les années qui viennent, ils s'avèrent une aide précieuse pour aider le réseau social à remodeler le Web à son goût.


Ces petits boutons «j'aime» font donc partie d'un projet que Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a dévoilé cette semaine lors d'une conférence à San Francisco. Les détails du déploiement sont un peu techniques, mais le programme de Zuckerberg est assez clair: Facebook a décidé de s'emparer du Web. Le site a souvent été raillé, qualifié de «jardin muré» par certains - le service ne laissant pas vraiment les utilisateurs interagir avec le reste du Web, au-delà des bordures bleues de leur profil. Il est pourtant communément admis parmi les experts high-tech que ce genre de bonheur en huis-clos n'est pas fait pour durer ; en effet, quel que soit le nombre d'inscrits sur un site, ceux-ci auront envie à un moment ou un autre d'escalader la clôture pour aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs. (Rappelez-vous Compuserve et Prodigy) Zuckerberg et sa clique, bien conscients du risque, ont donc décidé depuis quelques années d'ouvrir petit à petit le site à d'autres services tiers. Mais Facebook n'a nullement l'intention de faire tomber ses murs. Le plan, c'est plutôt d'agrandir le jardin en invitant le reste du Web à venir s'y amuser. Et brouiller les frontières entre ce qui est Facebook, et ce qui ne l'est pas.


Expérience personnalisée

Désormais, vous pourrez utiliser Facebook même sans y être. En plus des boutons «j'aime», les développeurs ont installé de nombreux plugins afin que d'autres services vous permettent de vous connecter sur leur site avec votre compte Facebook et ajouter des commentaires, par exemple. Ces plugins vous signalent également lesquels de vos amis ont déjà rejoint ce site, les pages qu'ils ont «aimées», et vous proposent des recommandations en fonction de vos préférences et les leurs. Pour Zuckerberg, ces plugins ajouteront une dimension plus «sociale» au Web, incitant les gens à interagir avec toutes ces pages améliorées.

Et là-dessus, je dois avouer qu'il n'a pas tort: j'irais plus souvent sur Yelp si mon expérience sur le site était personnalisée - si mes amis pouvaient être avertis des restaurants que je note par exemple, ou si on me recommandait une liste de cafés en fonction de ceux que mes amis ont «aimé». L'exemple de Pandora est assez éloquent: ces sites qui vous proposent des recommandations musicales sont un peu longs à la détente, puisqu'ils personnalisent une playlist au fil du temps et de ce que vous écoutez. Mais avec un accès à votre profil Facebook, Pandora devrait pouvoir déterminer instantanément ce que vous avez envie d'écouter, et ce même si vous n'avez jamais visité le service. Et ça pourrait marcher avec à peu près tous les sites Web; imaginez un site de shopping dont les recommandations faites en fonction de ce que vous avez «aimé» ou pas seraient toujours judicieuses. Pratique, n'est-ce pas? Ou bien imaginez que vous cherchiez un spécialiste pour vous aider à remplir votre déclaration de revenus. Vous vous sentireriez plus rassuré de contacter une société si vos amis l'ont «aimée», non? Vous ne surfez plus seuls; désormais, ceux à qui vous faites confiance sont là pour vous aider, où que ce soit sur le Web.

Mais tout ceci ne serait pas véritablement révolutionnaire si ce n'était qu'une histoire de plugins. Après tout, le Web en est déjà saturé - pour preuve tous les boutons en bas de cette page qui vous permettent de partager cet article sur Twitter, Digg, Yahoo, et autres. Alors qu'est-ce que les «j'aime» de Facebook ont de plus que tout ça? D'abord, Facebook a 400 millions d'utilisateurs - sa courbe de croissance ressemble à celle d'une réaction nucléaire en chaîne juste avant qu'elle atteigne sa masse critique. Et ce chiffre augmente constamment, et de plus en plus rapidement. Les utilisateurs de Facebook sont également très actifs - ils cliquent partout, sur Facebook et ailleurs. Chaque mois, ce sont plus de 25 milliards de liens qui sont partagés entre membres. Et Facebook Connect, un service d'identification lancé il y a deux ans, a été adopté par 80,000 sites tiers, et plus de 100 millions d'utilisateurs Facebook s'en servent. En seulement 24h après leur apparition sur des sites comme Slate, Facebook estime que ses boutons «j'aime» seront cliqués 1 milliard de fois.


Profilage volontaire

Maintenant, la suite. Chacun de ces «j'aime» - au moins un milliard par jour, 365 milliards par an - est enregistré dans les serveurs de Facebook. Difficile d'estimer la valeur de ces informations, mais n'oublions pas que le site possède déjà la plus grosse base de données d'activité inter-utilisateurs au monde. Bientôt, il s'agira donc également d'activité entre les utilisateurs et ce qu'ils aiment, que ce soient articles, restaurants, chansons, livres, films, jeans, cosmétiques, etc. De nombreuses entreprises analysent aujourd'hui votre comportement online, mais ce qui est révolutionnaire avec le système Facebook, c'est que tout ça devient totalement volontaire. Nous, hordes facebookiennes, remplissons avec ardeur les fiches personnelles de leur base de données en leur fournissant des informations extrêmement précises et précieuses sur nous-même et notre entourage. Aucune autre société n'aura rien qui se rapproche de ce gigantesque catalogue de désirs et d'intentions - pas même Google.

Ça a l'air un peu effrayant, certes, mais je ne dis pas ça pour vous faire peur. Facebook n'est pas le premier à prendre le Web pour son terrain de jeu personnel, et ce ne sera pas non plus le dernier. Google, par exemple, est depuis longtemps le maître du profilage online. Chez Facebook, on assure que tous ces nouveaux outils n'ont pas été mis au point au détriment de la confidentialité (pour vous renseigner sur les réglages de ces nouveaux plugins, allez lire cette FAQ). D'un autre côté, de nombreux utilisateurs de Facebook se préoccupent depuis longtemps de la façon dont le site gère leurs informations personnelles, et le plan dévoilé par Zuckerberg ne fait que renforcer ces inquiétudes.

On peut donc tout-à-fait imaginer que comme Google, Facebook décide d'utiliser ces informations à des fins heureuses, mais aussi à des fins qui filent la chair de poule. C'est le revers de la médaille à notre existence numérique. Les entreprises surveillent vos moindres faits et gestes sur le Web, et vous ne serez pas toujours d'accord avec ce qu'ils font des informations collectées, comme afficher des pubs personnalisées, par exemple. Mais dites-vous que ces données sont aussi extrêmement utiles: si Google et Amazon sont si puissants, c'est précisément parce qu'ils savent énormément de choses sur vous. Et si Google est capable de prévoir le début de la saison grippale ou encore de vous renseigner tous les matins sur le trafic routier, c'est aussi grâce à ces informations.


"Données sociales"

Facebook trouvera sans aucun doute une manière de rentabiliser ces nouvelles données utilisateurs, et plus vous cliquerez sur «j'aime», plus vous aiderez Facebook à cibler les publicités affichées sur votre profil. Mais le site pourrait très bien faire de la pub au-delà de ses murs. Facebook utilise déjà ses nouveaux plugins pour permettre à des sites tiers, comme celui de Slate par exemple, d'obtenir des données démographiques extrêmement précises au sujet des utilisateurs qui visitent leurs pages. De là à ce que le service propose un jour son propre système de ciblage comportemental, il n'y a qu'un pas.

Mais si vous croyez que Facebook a mis en place toutes ces nouveautés pour se faire un maximum d'argent sur le dos des ses utilisateurs, détrompez-vous. Il s'agit d'autre chose, il s'agit, comme le dit Zuckerberg, de construire des outils online encore plus puissants et fonctionnant grâce à des données «sociales». Difficile d'imaginer à l'heure actuelle quelles fins extraordinaires auront ces données, tout comme il nous était impossible en 1998 de deviner que Google pourrait un un jour utiliser nos recherches pour prévoir le début de la saison grippale. Mais de brillantes innovations sont à venir, notamment la manière dont ces données collectées vont aider Facebook et d'autres sites à comprendre les relations entre certaines personnes et des produits ou des pages Web spécifiques. On verra donc s'améliorer les applis qui nous recommandent des restaus, les sites de rencontres, les jeux online, et bien d'autres choses encore.

Surtout, Facebook pourrait bientôt mettre au point le Graal des obsédés des données personnelles : un moteur de recherche «sémantique». Chaque fois qu'un développeur ajoute un bouton «j'aime» sur une page Web, celui-ci permet à Facebook d'obtenir quelques infos sur le genre de données présentes sur cette page. Par exemple, avec les «j'aime» d'iMDb, Facebook finit par savoir quelle page parle d'un acteur, d'un réalisateur, ou bien d'un film. Tout cela rendra donc le site un peu plus malin, puisqu'il saura faire la différence entre The Rock et «The Rock». Ça a l'air de pas grand chose, mais c'est exactement le genre d'information que Google essaie de déterminer à coups d'algorithmes. Maintenant Facebook y a accès gratuitement, grâce aux propriétaires de sites Web eux-mêmes. Et comme Facebook aura appris certaines choses à votre sujet, il pourra deviner si votre recherche concerne plutôt The Rock, la musique rock, ou un groupe de rock.

Facebook est-il donc sur le point de détrôner Google? Probablement que non. Enfin, pas de si tôt. Mais en étendant ses tentacules sur le Web tout entier, Facebook est bien parti pour devenir aussi essentiel et omniprésent que Google. Le plus gros réseau social du monde n'est pas près de prendre sa retraite; au contraire, il a décidé de refaire le Web à son image.


Source : Slate, Farhad Manjoo, traduit par Nora Bouazzouni, 28.04.2010 (URL : http://www.slate.fr/story/20449/facebook-like-conquerir-monde)

"Et si c’était l'Allemagne qui quittait l’euro ?"


Réticente sur l’aide à accorder à la Grèce pour résorber son déficit, voire menaçant d’exclure les pays les moins vertueux de la zone euro, la première économie du continent n’a pas intérêt à ce que la monnaie unique s’effondre. Sans l’euro, elle traverserait en effet une crise sans précédents.


Il fut un temps où les Allemands préféraient se dire européens plutôt qu’allemands. Une époque où l’union de l’Europe avait valeur d’objectif intangible. Cette période est assurément révolue. Après la réunification, les Allemands ont réappris la fierté. Mais de quoi ? Aujourd’hui, la moindre initiative s’accompagne de la question suivante : qu’est-ce que cela va nous rapporter ? Les anciens amis du projet européen s’y sont faits depuis longtemps.

L’actuel débat autour de la crise grecque, les braillements et les relents nationalistes qui les accompagnent, vont déjà trop loin. L’arrogance de nos députés, de nos fonctionnaires et de nos ministres qui font passer les Grecs pour des imbéciles, des corrompus et des fainéants, dépasse l’insolence. La stratégie de la chancelière, qui ne fait qu’inciter les spéculateurs à faire grimper les taux d’intérêts vis-à-vis de la Grèce jusqu’à ce que sa faillite devienne inévitable, relève de l’irresponsabilité la plus totale face à nos partenaires européens, et ce simplement à cause d’élections régionales en Rhénanie du Nord-Westphalie !


"Reprenez vos fichus marks et laissez la France prendre les commandes de l’Europe"

Cette étroitesse d’esprit, cette incapacité à réfléchir et à se demander si, par son comportement, l’Allemagne n’aurait pas elle-même contribué à faire monter les pressions sur l’euro, montrent clairement une chose : les problèmes de la monnaie européenne viennent moins de la Grèce que du soi-disant bon élève allemand.
Sortez donc de l’euro !, est-on tenté de lancer aux néo-nationalistes. Reprenez vos fichus marks et laissez la France prendre les commandes de l’Europe. Repaissez-vous de votre sentiment de supériorité ! L’euphorie sera de courte durée. Il y a tellement de certitudes. Car que se passera-t-il une fois que l’Allemagne sera sortie de l’euro ?

La réévaluation du mark placerait la monnaie allemande 30% au-dessus de l’euro. Ces 30% constitueront un énorme avantage concurrentiel pour les industries françaises et italiennes mais aussi belges, hollandaises et slovaques. Profitant d’un véritable boom de leurs exportations, les autres pays européens pourront enfin prospérer, sans l’Allemagne. Plus pragmatiques que les Allemands en matière de rééquilibrage des finances, les Français, qui croient à raison qu’il vaut mieux renouer avec la croissance que réduire les dépenses, assureront à l’Europe quelques bonnes années de prospérité.


L'Allemagne est aussi fautive que la Grèce

Et pendant ce temps-là, que feront les Allemands avec leur nouveau mark ? Ils se retrouveront dans une situation catastrophique. Le retour du mark rendra le "made in Germany" beaucoup trop cher et les exportations s’effondreront. Ce que la France et le reste de l’Europe exporteront en plus sera autant de manque à gagner pour les entreprises allemandes, c’est aussi simple que cela. Le chômage augmentera, de même que la dette publique, creusée par l’accroissement des allocations à verser. La croissance allemande, qui repose exclusivement sur les exportations, s’essoufflera. Le coût de la main-d’œuvre augmentant, le gel des salaires deviendra inévitable. Puis, au bout de quelques années, viendra le temps des privations.

Le retour du mark soulèvera également un vent de panique chez les banques et les assureurs. La diminution de 30% de la valeur de tous leurs avoirs européens pourrait représenter une perte de près de 200 milliards d’euros pour le secteur. Il faudrait alors organiser une deuxième vague de sauvetages des banques qui ne fera qu’aggraver la situation de la dette publique. Pourquoi 200 milliards d’euros de pertes supplémentaires ? Parce que depuis l’introduction de l’euro, l’Allemagne a amassé près de 600 milliards d’euros d’avoirs à l’étranger (grâce aux larges excédents de ses exportations).

Morale de l’histoire ? L’Allemagne est aussi fautive que la Grèce. Ce dont certains ont trop profité – avec des hausses de salaire – a fini par manquer à d’autres. C’est ensemble que l’on pourra résoudre les problèmes de la zone euro. Un crédit de 9 milliards d’euros d’aide pour la Grèce n’est rien comparé à l’égoïsme de l’Allemagne. Qu’il s’agisse d’Athènes ou de Berlin, toute sortie – volontaire ou non – de l’euro est exclue.

Source : Presseurop - Article original : Frankfurter Rundschau, Robert Heusinger, 27.04.2010 (URL : http://www.presseurop.eu/fr/content/article/240391-et-si-c-etait-lallemagne-qui-quittait-l-euro)

mardi 27 avril 2010

L'Europe s'institutionnalise en coulisses


L
es chefs de la diplomatie européens sont parvenus lundi 26 avril à un accord sur le futur service diplomatique destiné à porter la voix de l'Europe dans le monde. Ce "service d'action extérieure"
de l'UE (SEAE) regroupera des milliers de fonctionnaires à Bruxelles et dans les 136 délégations européennes de par le monde.

La chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, s'est réjouie d'avoir obtenu "un accord politique" des ministres à l'issue de longues heures de négociations à Luxembourg. Il s'agit d'une "première étape" avant la poursuite des pourparlers avec le Parlement européen et la Commission, a souligné le chef de la diplomatie espagnole, Miguel Angel Moratinos.

Le projet, né du traité de Lisbonne, fait l'objet d'intenses tractations sur sa structure, son mode de fonctionnement, son financement et ses principaux postes, entre les 27, la Commission de Bruxelles et le Parlement européen. Si le texte approuvé mentionne que le service sera dirigé par un "secrétaire général exécutif" flanqué de "deux secrétaires généraux adjoints", la question peut encore évoluer au fil des négociations, estiment des diplomates.

La France, qui milite pour que le poste revienne à son actuel ambassadeur à Washington, Pierre Vimont, souhaite une structure pyramidale, a confirmé le ministre français Bernard Kouchner. Mais Catherine Ashton pencherait plutôt pour "une direction collégiale" de trois personnes, quitte à ce que l'une d'entre elles reste une sorte de "primus inter pares", indique son entourage. In fine, l'organigramme exact et la façon dont ils interagiront entre eux seront du ressort de Mme Ashton. Un haut responsable de la Commission et un Polonais sont envisagés pour les autres postes d'adjoints, selon un diplomate.

Autre question sensible, notamment aux yeux des Britanniques en pleine campagne électorale, la question des services consulaires. Certains petits pays souhaitaient pouvoir confier de telles tâches aux délégations de l'UE dans les pays où ils n'entretiennent pas de représentation. Le compromis trouvé "inscrit la possibilité que le SEAE puisse apporter un soutien à des requêtes consulaires" pour qu'il ne crée par de dépenses budgétaires supplémentaires, a souligné M. Moratinos.


Des négociations qui s'annoncent difficiles au Parlement européen

D'autres points doivent encore faire l'objet de négociations plus poussées "dans le détail", a reconnu Catherine Ashton, citant notamment la question des nominations des chefs de délégation. Autre sujet d'inquiétude pour les Etats : la part que représenteront leurs diplomates nationaux dans le SEAE. Mme Ashton a promis de leur donner d'ici un mois une évaluation chiffrée du nombre de fonctionnaires européens qui rejoindront le service, afin d'assurer le respect du principe de la présence en son sein d'un tiers de diplomates nationaux.

Dès mardi, Miguel Angel Moratinos entamera des négociations avec les eurodéputés qui s'annoncent difficiles. S'il n'est formellement que consulté sur la structure du service, le Parlement a son mot à dire sur le budget et le statut de ses personnels. Et il entend lier tous ces sujets en un paquet.

Les chefs des trois grands groupes politiques du Parlement (conservateur, socialiste et libéral) ont prévenu la semaine dernière qu'ils n'accepteraient pas un projet qui "consacre le retour à l'inter-gouvernementalisme" en Europe, c'est-à-dire la gestion des affaires européennes par les Etats. Et les Verts aussi sont sceptiques. L'Italien Franco Frattini a dit espérer une adoption par le Parlement en juillet. Mais d'autres délégations sont plus pessimistes et tablent plutôt sur un accord "avant la fin de l'année", selon un diplomate.

Source : Le Monde, avec AFP, 26.04.2010 (URL : http://www.lemonde.fr/europe/article/2010/04/26/les-27-jettent-les-bases-d-un-nouveau-service-diplomatique-europeen_1343005_3214.html)

lundi 26 avril 2010

L'aide européenne à la Grèce et les élections régionales du 9 mai prochain en Allemagne


En posant aujourd'hui de nouvelles conditions à l'activation du plan d'aide européen à la Grèce, Angela Merkel s'adresse avant tout aux Allemands avant des élections cruciales en Rhénanie du Nord-Westphalie.

Il y a un peu plus d'un mois, recevant à Berlin le Premier ministre grec Georges Papandréou, Angela Merkel avait jugé le plan d'austérité de son collègue, « courageux et satisfaisant ». Aujourd'hui, elle pose de nouvelles conditions pour activer le plan européen d'aide à la Grèce. Elle exige un programme de réformes encore plus draconien. Et elle ajoute que la stabilité de l'ensemble de la zone euro doit être menacée, pas seulement les finances publiques grecques, pour que le premier chèque soit signé. Sur les 30 milliards d'euros promis à Athènes par l'Union européenne, l'Allemagne doit verser 8,4 milliards.

Ce discours de fermeté s'adresse autant à l'opinion allemande qu'à Georges Papandréou. Car Angela Merkel et son parti chrétien-démocrate (CDU) sont engagés dans une épreuve électorale vitale, en Rhénanie du Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé de la République fédérale. Cette région qui comprend le bassin de la Ruhr était un bastion traditionnel de la social-démocratie jusqu'à ce qu'en 2005, Jürgen Rüttgers porte les chrétiens-démocrates au pouvoir, en commun avec les libéraux (FDP), une préfiguration de la coalition «noire-jaune» qui gouverne à Berlin depuis l'année dernière.

De nouvelles élections régionales ont lieu le 9 mai. Or, les sondages ne sont pas bons pour la coalition de Jürgen Rüttgers, qui paie des erreurs locales et la faible popularité du gouvernement de Berlin.

Si la CDU perd la Rhénanie du Nord-Westphalie, ce sera un coup de tonnerre dans la vie politique allemande. Et ce pour plusieurs raisons. D'une part, la coalition au pouvoir à Berlin n'aurait plus de majorité au Bundesrat, la Chambre des Etats. Angela Merkel devrait négocier et trouver des compromis avec l'opposition sur tous les projets de son gouvernement. La paralysie la guetterait alors que l'opinion lui reproche déjà sa répugnance à décider.

Mais surtout, une défaite de la CDU ouvrirait la voie à des possibilités multiples de coalitions nouvelles qui toutes affaibliraient l'alliance déjà très conflictuelle entre les chrétiens-démocrates et les libéraux : le retour d'un gouvernement « rouge-vert », comme à l'époque Schröder-Fischer à Berlin; une coalition dite « jamaïca » –noire, verte, jaune, comme le drapeau jamaïcain–; une alliance «feux tricolores» –rouge, jaune verte, qui signifierait un retournement des libéraux au profit des sociaux-démocrates–; un accord entre les chrétiens-démocrates et les verts, qui est la hantise du parti libéral soucieux de ne pas se retrouver pour des décennies dans l'opposition; voire une formule inédite dans l'ouest de l'Allemagne, un gouvernement rouge, rouge, vert, c'est-à-dire une participation de la gauche radicale Die Linke à un gouvernement régional.

Ainsi la Rhénanie du Nord-Westphalie pourrait être la matrice d'un nouveau paysage politique allemand. Angela Merkel le sait bien. Elle sait aussi que l'aide promise aux Grecs –ces « cueilleurs d'olives », comme disait avec mépris un ancien ministre allemand des Finances–, est très impopulaire. Les Allemands ne veulent pas payer pour les erreurs des autres, même si des voix raisonnables rappellent que l'Allemagne a largement profité de l'euro et que le sort de la monnaie européenne dépend aussi de la solidarité avec les Grecs, quoi qu'on pense de leur gestion.

La Grèce s'est invitée dans la campagne électorale en Rhénanie du Nord-Westphalie. Comment le gouvernement de Berlin peut-il trouver de l'argent pour aider les banques, l'industrie automobile et maintenant Athènes, et abandonner à la crise les chômeurs, les familles, les PME? Tous les candidats reprennent cette antienne.

Angela Merkel restera donc intransigeante jusqu'au 9 mai. Après, elle ne pourra guère faire autrement que mettre en œuvre les décisions européennes. D'ailleurs, c'est sur son insistance que la formule mixte UE-FMI a été adoptée. Le problème, c'est que chaque jour qui passe rend le sauvetage de la Grèce un peu plus coûteux. Pour l'Allemagne aussi...

Des intellectuels et militants turcs se joignent aux commémorations du "génocide" arménien de 1915


Le 24 avril, une centaine d'intellectuels et de militants des droits de l'homme turcs ont commémoré pour la première fois à Istanbul le 95e anniversaire des "massacres" d'Arméniens dans l'Empire ottoman. Le terme de "génocide" n'a certes pas été utilisé. Mais la presse turque s'est fait l'écho du malheur arménien, à l'instar du quotidien conservateur Hürriyet.

Il y a quatre-vingt-quinze ans, le 23 avril marqua le début d'un épisode sinistre dans l'Empire ottoman au bord de l'écroulement. Près de 250 intellectuels et notables arméniens furent arrêtés à Istanbul et déportés en Anatolie, d'où ils ne revinrent jamais. La véritable catastrophe commença un mois plus tard. Le gouvernement d'Union et Progrès, le parti des jeunes-turcs, qui avait pris le pouvoir dans l'empire à l'issue d'un coup d'Etat militaire en 1913, vota une loi d'expulsion qui lui conférait l'autorité de déporter quiconque était considéré comme une menace pour la sécurité nationale.

En réalité, c'étaient les Arméniens qui étaient visés. Bientôt, dans presque toutes les villes et bourgades d'Anatolie orientale, ils furent chassés de chez eux en direction de la lointaine et aride Syrie. Dans certains endroits, ils furent embarqués dans des trains, mais la plupart durent marcher pendant des centaines de kilomètres, souvent sans eau ni nourriture. Beaucoup moururent en route, de famine, de déshydratation et de maladie. (Les photos de ces victimes, surtout des enfants et des bébés mourant de faim, sont insupportables toute personne douée de conscience). Ailleurs, ils furent massacrés par les habitants de la région, animés par la haine ou le désir de s'emparer de leurs biens.

En tout, au moins 600 000 Arméniens, et probablement plus, périrent en 1915, dans ce qui fut l'un des nettoyages ethniques les plus tragiques de l'histoire. En tant que Turc musulman, je ne ressens que du chagrin et du remords pour ces âmes torturées, dont la mémoire mérite d'être entretenue et respectée. Pourtant, cette même mémoire m'amène à me demander pourquoi cette grande catastrophe a eu lieu, et comment ma nation l'a engendrée.

La force motrice, ai-je cru comprendre, était un mélange de peur et de nationalisme. En 1915, les Ottomans étaient en guerre sur trois fronts meurtriers (contre les Britanniques et les Français à Gallipoli et au Moyen-Orient, et contre les Russes dans l'Est), et les Arméniens étaient de plus en plus considérés comme ligués avec l'ennemi. L'élite ottomane, en particulier les jeunes-turcs originaires des Balkans, avait vu comment les Grecs et les Bulgares avaient procédé au nettoyage ethnique de grandes parties de leurs populations musulmanes lors de leurs soulèvements nationaux. Ils craignaient de vivre la même chose en Anatolie avec l'avènement d'une Arménie indépendante sous la tutelle des Russes.

On peut trouver trace de la logique "préventive" des jeunes-turcs dans les mémoires de Halil Mentese, ami proche de Talat Pacha, le cerveau de toute cette tragédie [les massacres d'Arméniens]. Durant l'été 1915, il rendit visite à Talat chez lui, et le trouva déprimé. "J'ai reçu des télégrammes de Tahsin [le gouverneur d'Erzurum] qui me parle de la situation des Arméniens", expliqua Talat. "Je n'en ai pas dormi de la nuit. Le cœur humain ne peut endurer une telle chose. Mais si ce n'est pas moi qui le leur fais, ce sont eux qui nous le feront."

Ma propre grand-mère se rangeait à cette logique, elle qui avait toujours vécu à Yozgat, là où les Arméniens furent massacrés en 1915. "La rumeur disait que les Arméniens allaient s'allier aux Moscovites pour tuer tous les musulmans", m'expliqua-t-elle un jour. "Alors, les anciens sont entrés de force dans l'église arménienne, et ils y ont trouvé beaucoup d'armes et de munitions, ce qui, pensaient-ils, confirmait les rumeurs." Puis vint le kesim, le massacre des Arméniens, ajoutait-elle tristement. Des Arméniens qui, probablement, n'avaient accumulé ces armes que par peur.

Dans l'esprit des Turcs, cette logique du "il fallait le leur faire avant qu'ils ne nous le fassent" fut également renforcée par les atrocités massives commises par les milices arméniennes contre les musulmans en 1916-1917, quand ils eurent l'occasion de se "venger" dans le sillage de la progression de l'armée russe sur le front du Caucase. Les Turcs gardèrent la mémoire des horreurs de cette période, les Arméniens ne se souvenant que de 1915.

Mais aujourd'hui, il est temps, selon moi, d'être juste. Pour notre part, je pense que les Turcs ont commis une erreur terrible pendant des décennies en ignorant complètement les souffrances énormes que connut le peuple arménien en 1915.

Pourtant, même alors, il se trouva des personnalités exemplaires qui firent passer la justice avant le nationalisme. A Bogazliyan, un district de Yozgat, le mufti de la ville, Abdullahzade Mehmet Efendi, dénonça le gouverneur qui était un bourreau volontaire. Le religieux témoigna aussi contre le gouverneur lors d'un procès devant un tribunal militaire en 1919, affirmant : "Je redoute la colère de Dieu."

On retrouve cette conscience musulmane dans les minutes du procès au cours duquel les unionistes furent jugés pour leurs crimes contre les Arméniens. Un passage décrit comment "les anciens et les dirigeants" de Çankiri, accompagnés de leur mufti, adressèrent au maire de la ville la requête suivante : "Les Arméniens et leurs enfants des vilayet [provinces] voisines sont chassés comme du bétail vers les montagnes pour y être massacrés. Nous ne voulons pas que cela se produise dans nos vilayet. Nous avons peur de la colère d'Allah." Ces gens qui redoutaient la colère de Dieu furent selon moi les meilleurs représentants de notre nation en 1915. Et aujourd'hui, nous sommes de plus en plus nombreux à nous souvenir de leur esprit, et même à nous joindre à leurs pleurs.

Source : Courrier International, Rubriques À la Une > Moyen-Orient - Article de Mustafa Akyol, dans Hürriyet, 26.04.2010 (URL : http://www.courrierinternational.com/article/2010/04/26/requiem-pour-nos-freres-armeniens)

"PS: le retour des années 1970" ?


Le document de travail de la convention nationale du Parti socialiste fleure bon le programme commun de 1981. Le retour du «plus d'Etat» est de la pure démagogie.

Il parait, m'affirment des amis socialistes, que le « document de travail » de la Convention nationale du PS propose trois ou quatre avancées absolument majeures qui posent le socle de ce qui sera, plus tard, le programme du (de la) candidat(e) pour 2012. Ces avancées sont: une «révolution fiscale», une «sécurité sociale professionnelle» et un pôle public d'investissement «qui investira dans une part significative de l'industrie française». Le PS ajoute une «restauration de la puissance publique», garante des «biens communs», qui distribuera «des services publics personnalisés». Voilà donc comment le gouvernement socialiste, s'il sortait vainqueur des urnes dans deux ans, se donnerait de moyens fiscaux, comment il redonnerait une sécurité d'emploi à chaque Français, comment il redonnerait du dynamisme à l'industrie et par là l'économie et comment, enfin, l'Etat rétablirait l'égalité.

C'est bizarre parce que j'ai beaucoup de mal avec cette présentation. A la lecture, j'avoue avoir trouvé ce texte de 23 pages consternant. Il constitue un net virage à gauche du discours socialiste, ce qui en soit est compréhensible: la crise a démontré que le modèle libéral» a échoué - mais n'est-ce déjà pas une facilité que de l'affirmer en bloc? - il faut en présenter un autre. Il faut avoir de l'ambition. Certes. Mais pourquoi dire «inventer une nouvelle civilisation»? Ce genre de slogan n'annonce en général rien de bon, on a déjà donné.

Justement, le PS profite de la crise, si l'on peut dire, pour nous revendre des mesures qui fleurent le programme commun de 1981. Il fait fi de tout le travail des économistes et des sociologues qui analysent la réalité sociale issue de la mondialisation (voir par exemple toutes les publications de «La Vie des Idées» au Seuil) et qui essayent de tracer les pistes de nouvelles politiques de l'éducation, de l'emploi, de la retraite, etc. Est-ce par peur de devoir affronter des choix douloureux pour ses électeurs? Est-ce par cynisme? Par flemme intellectuelle? Parce qu'au fond le programme n'est pas fait pour être appliqué, l'important est de se distribuer déjà les portefeuilles? En tout cas, le PS se replie sur d'affligeantes certitudes datant des années 70 qui ont démontré, hélas, qu'elles étaient des impasses.

Ces certitudes sont :

1 - il faut «plus» d'Etat-providence, il faut «construire des protections, il faut inventer les nouveaux droits». Or, comme le disent tous les sociologues et économistes dont je parle, le problème n'est pas la taille de l'Etat-providence, que Nicolas Sarkozy aurait soit disant «cassé» en diminuant les effectifs, mais «l'essoufflement de cet Etat-providence».

Comme l'explique clairement Alain Ehrenberg dans Le Monde. «Nous sommes entrés dans une crise de l'égalité à la française. Il y a une difficulté française à fournir une réponse pratique et crédible au profond renouvellement des inégalités qui résulte des transformations de nos modes de vie. Notre système de protection est désormais incapable d'empêcher les plus défavorisés de subir les conséquences des transformations économiques et sociales: les femmes issues des milieux populaires, par exemple, en sont les principales victimes».

Le document du PS est, sur ce sujet, fondamentalement ambiguë parce qu'il dit page 5 qu'il veut «redonner confiance dans l'action publique, dans l'Etat providence, dans la solidarité, dans une approche collective des problèmes individuels» et à la fin du document page 19 «il faut des services publics personnalisés». Collectif ou personnalisé? Comprenne qui pourra. Le fond de l'affaire est archi connu: le PS est un parti de fonctionnaires et il a un mal fou à leur faire admettre qu'il faut s'adapter. Plutôt que de dire qu'il faut transformer le boulot des profs, il préfère s'en tenir à l'électoraliste «plus de profs».

Pour terminer ce premier point, il faut évidemment noter que le PS ne prévoit pas une la baisse des dépenses publiques, face au déficit et à la dette, mais parle au contraire et uniquement de «plus d'Etat». Rien que cela suffit à décrédibiliser l'ensemble: les socialistes n'ont-ils aucune conscience, sauf pour critiquer Sarkozy, de la situation effroyable des finances publiques? Leur tabou sur l'âge de départ en retraite à 60 ans en est le triste emblème.

2- Plus de social fera plus de croissance. C'est la deuxième certitude qui vient d'un keynésianisme idéalisé. Comme les salariés seront choyés, ils travailleront mieux, seront plus créatifs, etc, et l'économie se portera mieux. Hélas, l'affaire est loin d'être si simple et, petit hic, notre voisin allemand a choisi la voie inverse: il a abaissé le coût du travail et remis en cause les protections sociales. La France peut-elle prendre le chemin opposé sans conséquence? Nos pertes de parts de marché à l'exportation au profit de l'Allemagne, ne sont-elles pas alarmantes? Le document, ici carrément nul, en appelle à «une relance du modèle social européen», ce qui ne prête même pas à rire...

3- La vérité de la politique proposée apparaît en filigrane dans chaque chapitre: le protectionnisme. Le PS propose de remplacer le libre-échange par «l'échange juste» qui consiste à élever des barrières tarifaires sur les importations en provenance des pays qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales (ce que demande aussi Nicolas Sarkozy) mais aussi sociales. Nous y voilà: la mondialisation est trop rude, il faut s'en protéger. A quel niveau? Celui de l'Europe? Rien n'est précisé car les dirigeants du PS savent qu'ils trouveront peu d'alliés parmi les autres membres de l'Union sur ce sujet. Alors au niveau de la France seule? On voit ici réapparaître le clivage existentiel au sein du PS entre les pro et les anti de l'Europe. Les pros savent qu'on peut toujours le demander mais que l'Allemagne, pays qui mise sur ses exportateurs, dira non, et qu'il vaudrait mieux ne pas trop compter sur cette solution. Les anti le savent qui veulent, en clair pousser la France hors de l'euro. Mais ils se gardent bien de le dire...

Pour le fun, je vous ai gardé tout le passage sur l'industrie «pas d'économie forte sans industrie forte». On croirait entendre du Sarkozy. Et de proposer un «pôle public d'investissement industriel, 2P2I)» qui prendra «une part significative de l'industrie française». Coucou revoilà les nationalisations mais des PMI, cette fois-ci. Les ouvriers qui espèrent conserver leurs emplois grâce à cette géniale méthode n'ont qu'à demander comment l'Etat socialiste a fermé les mines et les laminoirs de Lorraine à partir de 1982, avec raison d'ailleurs.

Le plus faux en la matière est cette «démarche par filière», comme l'évoque Nicolas Sarkozy également. Qu'il soit permis à l'auteur d'un livre, co-écrit en 1979 avec Jean-Hervé Lorenzi qui vantait «la filière électronique», d'avouer que çà a complètement raté et que le concept, tel quel, ne peut pas marcher en France. Le meilleur dans ce chapitre sur la «production», outre cette belle phrase «nous relancerons l'innovation!» (vas-y Paulo !), concerne l'agriculture. Il y a des votes à prendre dans le monde rural, le PS n'hésite pas : sa politique du «manger mieux» va permettre, accrochez vous au tracteur, «la relocalisation de centaines de milliers d'emplois!».

Reste la révolution fiscale qui serait, en effet le PS a raison sur ce point, nécessaire en France. Mais l'incroyable déni de réalité du texte de la grave crise de compétitivité de la France et du gouffre de ses finances publiques amène tout droit à cette conclusion: au pouvoir le PS va élever les impôts et pour tout le reste avouer que, voyez-vous la crise est plus dure qu'on pensait, c'est la faute aux autres, mais bon voilà: le changement de civilisation sera pour plus tard.

Source : Slate, Eric Le Boucher, 26.04.2010 (URL : http://www.slate.fr/story/20385/ps-programme-annees-70-Etat-nouvelle-civilisation)

Match médiatico-syndical à l'occasion de la réforme des retraites


Lequel de Bernard Thibault ou François Chérèque obtiendra gain de cause sur les retraites ?
Nul ne peut le dire à ce stade du débat. Une chose est certaine, les deux leaders syndicaux ont opté pour une stratégie différente pour se faire entendre des salariés (du public et du privé), et du gouvernement. Au-delà des enjeux propres à la réforme (il faut trouver 40 milliards d'euros d'ici 5 ans pour équilibrer l'ensemble des régimes) se joue un match syndical Thibault/Chérèque sur fond de leadership du paysage syndical national. Décryptage.

Sur le fond d'abord, les patrons de la CGT et de la CFDT ne portent pas le même discours. Thibault ne cesse de tirer à boulets rouges sur une réforme qu'il estime déjà écrite et cherche à peser en mobilisant le plus de monde possible dans la rue. Il dit "niet" à tout recul de l'âge de départ à la retraite ou d'allongement de la durée de cotisation, donnant presque l'impression de nier les causes démographiques du problème, et ne prône qu'une solution en termes de financement supplémentaire. Chérèque est plus souple. Il ne dit non à rien - si ce n'est au recul de l'âge de départ à la retraite - mais fustige une réforme alibi au "calendrier trop court" qui aura comme conséquence de creuser les inégalités. Il est plus dans la proposition que dans la création d'un rapport de force basé sur la dénonciation.

Sur la forme ensuite, leur stratégie est radicalement opposée. Thibault s'expose peu. Il ne court pas les plateaux de TV ou de radio pour faire valoir ses idées. Il se contente, à l'aide de phrases médias bien choisies ("plus de travail, moins d'argent", "conflit inévitable", "recul social" ...), de mettre la pression sur Éric Woerth. Il s'économise, se diversifie peu, cible les mêmes publics contestataires et raréfie sa parole. A l'inverse, Chérèque multiplie les interventions TV (Le Grand Journal de Canal + ...), radio (le Grand Rendez-Vous d'Europe 1 ...) et presse écrite (l'Usine Nouvelle ...) pour se faire entendre de tout le monde. Il est partout et veut que cela se sache. Il veut être incontournable, martèle inlassablement le même message pour démontrer que la réforme doit se faire avec la CFDT.

A moins que les leaders des deux premières confédérations syndicales se soient mis d'accord pour se partager le paysage médiatique et les messages à délivrer...

Source : Blog Les Dessous du Social, Marc Landré, 26.04.2010 (URL : http://blog.lefigaro.fr/social/2010/04/retraites-le-match-thibaultche.html)

vendredi 23 avril 2010

Sylvie Tissot, chercheuse à l'Université de Strasbourg, porte un regard critique et stimulant sur les politiques urbaines et l'action sociale


Sylvie Tissot est maître de conférences à l'Université de Strasbourg et chercheuse
associée au GSPE (Groupe de Sociologie Politique Européenne). Ses recherches portent sur les politiques urbaines et la ségrégation socio-spatiale en France et aux Etats-Unis, et plus récemment sur les processus de gentrification. Elles offrent un éclairage original et très stimulant sur des débats à la fois anciens et très contemporains sur les sociétés et les politiques urbaines, l'action publique et les mobilisations collectives, qui méritent d'attirer l'attention non seulement des chercheurs, mais aussi des acteurs publics et politiques et (surtout ?) des citoyens.


Sa thèse, publiée en 2007 sous le titre
L’Etat et les Quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique (Seuil, Paris), analyse la généalogie et les implications du processus de formulation et de construction du "problème" des "quartiers" en France,.

Les émeutes de l’automne 2005 ont remis la « question des quartiers sensibles » à l’ordre du jour. Mais quelles sont les causes de cette explosion ? Pour le comprendre, il ne suffit pas d’enquêter sur ces quartiers, il faut aussi analyser d’où viennent les concepts et les catégories qui ont servi à interpréter le « problème » et à formuler des solutions. Cette généalogie nous renvoie à la construction, entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990, de la catégorie de « quartiers sensibles ».
Que cache cette expression ? Une réforme fondée sur les politiques de « participation » : priorité est donnée au lien social, à la solidarité locale, à la capacité des habitants à restaurer une vie commune et de la convivialité, plutôt qu’à l’action publique contre la pauvreté, les inégalités socio-économiques et les discriminations. Cette redéfinition des priorités n’affecte pas seulement les quartiers. Le livre de Sylvie Tissot montre qu’elle est un élément majeur de la réforme qui voit la place et les fonctions de l’État social remises en cause depuis vingt ans.


De ce travail, Sylvie Tissot a également tiré plusieurs articles académiques et journalistiques, comme celui paru en 2007 dans le journal Le Monde Diplomatique : "Comment la question sociale est dénaturée - L’invention des « quartiers sensibles" (URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2007/10/TISSOT/15252)

La dégradation du quotidien des « cités » suscite toutes sortes d’initiatives de « terrain » et de discours politiques. Mais la réalité des faits en masque une autre, celle des mots par lesquels on la désigne. Et ceux-ci sont loin d’être neutres. Ainsi, la rhétorique des « quartiers sensibles », dominante depuis vingt ans, a une histoire, celle d’une vision du monde où s’effacent les rapports de domination et la question sociale, au profit d’une idéologie de la « proximité » conservatrice de l’ordre établi.



En 2005, elle coordonnait déjà
deux numéros de la revue Actes de la recherche en sciences sociales sur le thème "Classer, penser, administrer la pauvreté". Elle présentait ainsi ces deux numéros, respectivement consacrés aux "Politiques des espaces urbains" et aux "Figures du ghetto" * :

Comment analyser les politiques urbaines et leurs recompositions les plus récentes ? Un certain nombre de travaux portent depuis quelques années un regard plus critique sur les catégories massivement utilisées aujourd’hui pour analyser et traiter les problèmes urbains (« ghettos », « mixité sociale », « quartiers sensibles »), et questionnent les effets des dispositifs territorialisés de l’action publique. Ce numéro part toutefois du postulat que le travail sociologique ne saurait se contenter de pointer du doigt les dysfonctionnements de l’action publique, d’en dénoncer les ratés, ou encore se cantonner à un bilan ou une évaluation déplorant la mise en oeuvre défectueuse d’idées justes. Les articles réunis ici visent plutôt à montrer ce qui produit ces catégories tout en analysant ce qu’elles produisent dans la réalité sociale. Et pour cela, au-delà d’une analyse des discours, les auteurs s’engagent dans une histoire sociale de la réforme urbaine et de ses catégories, alliant aux enquêtes dans les champs administratif, politique ou de l’expertise une attention aux modalités de leur réception à des échelles diverses (politiques centrales, communes, habitants d’un quartier).
Ce numéro entend ainsi contribuer à la connaissance des transformations récentes de l’action sociale, dont certaines tendances sont déjà bien analysées : individualisation de l’action publique, avec des dispositifs axés sur la réinsertion des individus, sur la valorisation de leurs « compétences » et sur la rectification de leurs « trajectoires » ; psychologisation induite par le travail sur le « lien social », la restauration du « dialogue », de la « confiance » et de la « communication ». La lutte contre le chômage, les politiques d’éducation, d’insertion ou encore de prévention ont connu des transformations très semblables : nourries, comme ces dernières, du paradigme de l’exclusion, les politiques de logement et les politiques urbaines sont également construites sur un certain déni des ressorts structurels de la pauvreté.
Mais penser et administrer la pauvreté à partir des questions de « mixité sociale », de « ghettos » et de « quartiers sensibles » ne comporte pas seulement le risque d’occulter les mécanismes de domination, que celle-ci soit économique, sociale ou raciste. Alors que les classes populaires sont soumises aux effets des transformations du marché du travail, du système scolaire et de l’habitat (chômage et précarisation, relégation scolaire dans un contexte de massification, stigmatisation de sa fraction issue de l’immigration), cette occultation pose les bases d’un regard misérabiliste. Et surtout le fait que ces catégories soient indissociablement territoriales et ethniques, qu’elles visent des populations (« immigrés », « jeunes » issus de l’immigration) autant que des espaces, alimente une vision homogénéisante de populations qui seraient irréductiblement différentes, et à ce titre justiciables de dispositifs et de mesures spécifiques.
Revenir sur le rôle joué aujourd’hui par ces classifications, notamment dans les politiques du logement et les politiques de la ville, vise à saisir des processus comme la stigmatisation de la jeunesse populaire, la discrimination selon l’origine ethnique, la réduction ciblée des services publics sous l’impulsion de réformes dites « modernisatrices », ou encore les projets de nouvelles institutions de gestion des pauvres (comme les asiles réclamés aujourd’hui par certains pour les clochards). (suite : http://lmsi.net/spip.php?article457)


Plus récemment enfin, Sylvie Tissot s'est tournée vers l'étude des processus de gentrification des quartiers anciens en France et aux États-Unis. Elle a publié en 2009 un article très éclairant sur le rôle des associations de quartier dans le processus de gentrification d'un quartier de Boston, intitulé "Des gentrifieurs mobilisés. Les associations de quartier du South End à Boston" (consultable en ligne sur http://articulo.revues.org/1042
).

Cet article porte sur un processus de gentrification dans un quartier d’une grande agglomération des États-Unis, Boston. Il montre que ce processus n’a pas seulement résulté de l’évolution des forces du marché et du retour des capitaux dans les centres-villes, des politiques de rénovation urbaine et de transformations culturelles. La mobilisation collective des nouveaux propriétaires a eu un impact décisif, via les associations de quartier dans lesquelles ils se sont engagés depuis les années 1960.


* Tous les articles des numéros de la revue ARSS "Classer, penser et administrer la pauvreté" sont téléchargeables intégralement et gratuitement en pdf sur Cairn : http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2005-4.htm et http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2005-5.htm.


> Voir la page de Sylvie Tissot sur le site de l'Université de Strasbourg (enseignements et publications) : http://sspsd.u-strasbg.fr/Tissot.html

Entre l'Élysée et Fance Télévisions, rien ne va plus


Il a supprimé le publicité. Il place ses copains animateurs. Il va nommer dans quelques jours le nouveau président de France Télévisions. Depuis trois ans, Nicolas Sarkozy, autoproclamé directeur des programmes, tente d'imposer sa loi à Patrick de Carolis, à la tête de la télé publique depuis 2005. Enquête sur un duel.

C'est le temps des grandes manoeuvres. Dans quelques jours (ou semaines), le président de la République va nommer directement, pour la première fois depuis 1982, le président de France Télévisions. Une régression démocratique qui renforce l'emprise du chef de l'Etat sur la télévision publique et exacerbe le ballet des courtisans. Pronostics, rumeurs, fausses annonces... les noms fleurissent, les téléphones sonnent, les portes chuchotent. Alexandre Bompard, jeune patron d'Europe 1, est donné favori. Avec qui, contre qui ? Au-delà des batailles d'ambitions, Télérama a souhaité enquêter sur les savoureuses relations entre Nicolas Sarkozy et France Télévisions. Les liens sont traditionnellement compliqués, chaotiques, voire douloureux, entre la télévision publique et son actionnaire, l'Etat. Mais, depuis trois ans, les Français assistent à un spectacle inédit : des réformes historiques décidées sans concertation par le chef de l'Etat – suppression de la publicité, réforme du mode de nomination –, un duel haut en couleur entre un ultra-président autoproclamé directeur des programmes et un patron de France Télévisions orgueilleux et jaloux de ses prérogatives... Récit.

6 mai 2007. Pour la première fois de leur histoire, les Français élisent un enfant de la télé à la présidence de la République. Nicolas Sarkozy a grandi avec Thierry la Fronde, voyagé avec Thalassa, s'est cultivé avec Le grand échiquier. Les stars du petit écran font briller ses yeux. Il est à l'aise avec les caméras, fait du vélo avec Michel Drucker, dîne avec son ami Patrick Sabatier à Neuilly. « Il se sent mieux dans la culture tutoiement, sans diplôme, des animateurs que dans celle coincée, énarquienne, de la haute bourgeoisie », analyse Michaël Darmon, grand reporter politique de France 2 . En ce printemps 2007, le duo qui dirige France Télévisions, Patrick de Carolis-Patrice Duhamel, est en place depuis bientôt deux ans.

Le chef de l'Etat ne connaît pas bien Patrick de Carolis. Il n'a déjeuné qu'une fois avec lui, au lendemain de sa nomination à la tête de la té­lévision publique, le 24 août 2005, alors qu'il était encore ministre de l'Intérieur : « Votre boulot est formidable, vous allez faire des trucs fantastiques ! » Il l'a ensuite croisé lors d'émissions politiques... c'est tout. L'ex-animateur des Racines et des ailes « a tout pour lui déplaire, analyse Michaël Darmon, il a été nommé sous l'ère Chirac, il est grand, fin, classe, et a un nom à particule... au fond très villepinien ! ». Mais il est populaire. Et Nicolas Sarkozy aime les gens populaires. Surtout, Patrick de Carolis est secondé par Patrice Duhamel, vieux routard de l'audiovisuel, qui connaît bien l'ex-maire de Neuilly : « Je l'ai suivi professionnellement depuis ses débuts, je l'ai aidé, quand je dirigeais France 3, à monter son film sur Georges Mandel, et l'ai croisé régulièrement en va­cances, à La Baule. »

Entre le nouveau pouvoir et la télévision publique, les connexions ne s'arrêtent pas là : le conseiller spécial à la culture de Sarkozy, Georges-Marc Benamou, est un ami du couple Duhamel. De leur côté, Patrick de Carolis et Patrice Duhamel ont soigné leur entourage. Le direc­teur général ? Un jeune inspecteur des finances, ex-Copé boy et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy... Le secrétaire général de France Télé­visions ? Un ex-directeur de cabinet de Dominique Baudis, très copain avec le noyau historique de Sarkozy, Franck Louvrier et Frédéric Le­febvre. Le directeur de la com ? Un proche de Jean-François Copé qui a participé à plusieurs campagnes électorales de Nicolas Sarkozy. Le chef de l'Etat est donc pour ainsi dire en famille - sinon en confiance - avec ses interlocuteurs.

Au cours de l'été 2007, il parle beaucoup, écoute peu, se plaint spora­diquement « des gauchistes de France 3 », de Laurent Ruquier (qui a soutenu Ségolène Royal) ou de Patrick Sébastien (qui le dézingue à l'antenne). Mais il applaudit aussi ostensiblement le « virage éditorial » engagé depuis deux ans, l'accent mis sur la culture, les fictions historiques, etc. Quand, en juillet, France Télévisions retransmet pour la première fois, en prime time et en direct, un opéra des Chorégies d'Orange, le président de la République, présent, exprime sa satisfaction devant les caméras. Ce soir-là, Patrick de Carolis lui glisse : « Aidez-nous à faire plus de culture ! Du fait de la faible audience, ce prime time nous coûte cher en perte publicitaire : 500 000 euros ! » Pourquoi pas une coupure publicitaire dans les émissions de flux, qui rapporterait une vingtaine de millions d'euros et permettrait de financer des programmes culturels ambitieux ? Pourquoi pas l'« entreprise unique » pour rap­procher et harmoniser les cinq chaînes ? Nicolas Sarkozy ne refuse rien. Tout s'annonce donc formidablement bien dans le meilleur des ciels audiovisuels... vite assombri par d'inquiétants nuages : à l'au­tomne, la décision sur la coupure publicitaire n'en finit pas de ne pas arriver.

Carolis et Duhamel sont persuadés qu'à l'Elysée un homme veut leur perte.Ils n'ont pas tort. Même s'il s'en défend, Georges-Marc Benamou, le conseiller à la culture du président de la République, va pendant des mois leur savonner la planche. « Il les débinait en permanence, sans doute dans l'idée de les remplacer un jour », raconte un ancien conseiller de l'Elysée. Dès le premier rendez-vous, le malaise est immédiat. Ce que veut Georges-Marc Benamou, dans la plus pure tradition de la Ve République, n'est ni plus ni moins qu'une forme de cogestion des chaînes publiques. Inadmissible pour les dirigeants de France Télévisions. Le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy reçoit les producteurs à tour de bras, tente d'imposer ses vues sur les programmes, propose le nom de Dominique Farrugia, l'ancien Nuls, pour la direction de France 2. Et distille des rumeurs sur le limogeage des dirigeants des chaînes publiques. Excédé, Patrick de Carolis refuse de le saluer lors d'une réunion à l'Elysée. « Je ne serre pas la main de celui qui tient un poignard. » Ambiance. Nicolas Sar­kozy finit par se débarrasser de son remuant conseiller. « Les dirigeants de France Télévisions croyaient être en guerre avec moi, estime celui-ci aujourd'hui, ils avaient tort. Moi parti, les relations avec l'Elysée sont devenues plus dures. »

Et pour cause. Nicolas Sarkozy a une vision tout aussi Ve République de ses relations avec la télévision. A une différence près : lui est président. A France Télévisions, la direction a de tout temps reçu des coups de fil désagréables et subit des pressions indirectes, notamment politiques. Mais avec Nicolas Sarkozy, la situation est inédite : le tout neuf président « n'appelle jamais pour protester sur le contenu du journal, témoigne Arlette Chabot. Il sait que les rédactions aujourd'hui ne sont pas contrôlables ». Non. L'enfant de la télé autopromu « directeur des programmes » harcèle... Patrice Duhamel sur sa grille.

Moins pour demander des têtes, d'ailleurs, que pour en placer : Patrick Sabatier, « ami » injustement banni du petit écran depuis 1992, revient miraculeusement à l'antenne. Les frères Bogdanov, qui ont soutenu la campagne du chef de l'Etat et pour lesquels le fils du président, Pierre Sarkozy, a écrit une musique de générique, conservent une case malgré leurs mauvaises audiences. Daniela Lumbroso obtient un lot de consolation après avoir fait le siège de la présidence. D'autres ont moins de chance : à New York, en décembre 2009, le président de la République insulte Arlette Chabot devant témoins en lui reprochant de ne pas savoir faire de « vraies émissions politiques » comme L'heure de vérité. Propose pour la rem­placer Pierre Sled, journaliste spor­tif, télégénique, moderne... et accessoirement ami de Frédéric Lefebvre. Refusé. David Hallyday et son copain producteur Cyril Viguier n'auront pas non plus d'émission musicale, malgré trois coups de té­léphone, deux visites dans le bureau présidentiel, un tour du parc de l'Elysée et les soupirs du chef de l'Etat : « Johnny ne me prend plus au téléphone. »

L'affrontement sur le terrain des programmes est usant, mais contrôlable pour les responsables de France Télévisions. Il est un autre terrain, infiniment plus dangereux, sur lequel Nicolas Sarkozy va les amener, avec une créativité jamais démentie : celui des réformes. 8 janvier 2008, dans son bureau qui offre une vue magnifique sur la Seine, Patrick de Carolis et sa garde rapprochée écoutent à la télévision le chef de l'Etat annoncer la suppression de la publicité sur les chaînes publiques. C'est la stupéfaction. Et la colère. « Personne ne nous avait prévenus », témoigne Patrice Duhamel. Ni eux, ni la ministre de la Culture, Christine Albanel. Nicolas Sarkozy, qui a besoin d'une annonce forte en ce début d'année, a pris cette décision au dernier moment.

A France Télévisions, les dirigeants n'ont d'autre choix que de sauter dans le train de cette révolution pas anticipée, pas préparée, mais aux conséquences financières énormes. Et d'entendre tout ce que la Sarkozie compte de porte-flingues justifier a posteriori la décision de Nicolas Sarkozy avec ce credo : « C'est parce que les chaînes publiques ne se différencient pas assez du privé que cette réforme est nécessaire. » Patrick de Carolis en est mortifié. Ce discours nie l'existence même du virage éditorial qu'il met en place depuis deux ans et demi. Le chef de l'Etat n'a cure de ces états d'âme. Il est convaincu qu'il tient là une des réformes majeures de son quinquennat et qu'elle plaît aux Français. De plus, elle gêne la gauche. Il ne laissera donc personne d'autre que lui s'en occuper. La commission Copé, chargée de réfléchir à l'avenir d'une télévision publique sans publicité, n'est qu'un aimable habillage destiné à donner l'illusion d'une réflexion démocratique. Le jour même où elle rend son rapport, Nicolas Sarkozy annonce sans concertation que le président de France Télévisions ne sera plus désormais nommé par le CSA, mais par l'exécutif. Donc par lui. Une fois de plus, personne n'a été prévenu de cette initiative.

En ce printemps 2008, le chef de l'Etat ne se contente pas de modifier les règles du jeu, il fait encore monter d'un cran la pression sur les dirigeants de France Télévisions. Lors d'une remise de décoration à l'Elysée, il passe un savon à Patrice Duhamel. Le 20 heures ? « Le même que TF1 en plus mauvais. » L'embauche de Julien Courbet ? « N'importe quoi ! » Le service public ? « Il faut le refaire de haut en bas et du sol au plafond. » La gestion des chaînes ? « J'irai chercher les économies avec les dents dans tous les étages de France 2 s'il le faut. »« Je trouve que les programmes de France Télévisions ressemblent encore trop aux programmes d'une chaîne privée. » Invité de France 3 au début de l'été, il entonne son refrain favori :

Patrick de Carolis songe à démissionner, se ravise et contre-attaque sur RTL. « Lorsqu'on dit qu'il n'y a pas de différence entre la télévision de service public et les télévisions privées, je trouve cela faux, je trouve cela injuste, et je trouve cela stupide. » « C'était peut-être en trop, "stupide"? » glisse-t-il à son conseil­ler après l'interview. Ça l'était. A peine sorti, coup de fil du secrétaire général de l'Elysée. « C'est assez inédit dans l'histoire de la Ve République que le président d'une entreprise publique taxe de stupides les propos du président de la République »,« Mais on n'a jamais vu non plus un président de la République faire les grilles de l'antenne. Inédit pour inédit », répond, sans se démonter, le président de Fran­ce Télévisions. Ce coup d'éclat lui vaudra vingt et un mille messages de soutien de téléspectateurs et un net changement d'image en interne : « Il est passé du statut de René Coty à celui de Che Guevara », s'amuse un proche. A l'Elysée, en revanche, il est grillé. Nicolas Sarkozy aime qu'on lui résiste, pas qu'on lui crache à la figure devant des millions d'auditeurs. S'il cesse de qualifier Patrick de Carolis de « danseur mondain », il ne lui pardonne pas. souligne Claude Guéant.

«Cette fois, ça y est, c'est Bompard. » Samedi 10 avril 2010, Patrice Duhamel raccroche. Il vient d'apprendre par un journaliste, qui le tient lui-même d'Alain Minc, que le choix du successeur de Patrick de Carolis s'est porté sur le patron d'Europe 1 et sera annoncé dans les jours qui suivent. Son entourage croit d'abord à une énième rumeur : « Depuis trois ans, on nous annonce tous les mois qu'on va partir », soupire le secrétaire général de France Télévisions, Camille Pascal. Mais, cette fois, ça a l'air sérieux : les blogs des journalistes médias se déchaînent, expliquent que Nicolas Sarkozy est furieux de ces fuites qui bousculent son calendrier... Patrick de Carolis est ulcéré ; il avait conclu un pacte avec l'Elysée, qui devait le laisser, jusqu'en juin, finir ses négociations sociales pour l'entreprise unique, et le prévenir en amont de sa succession. Cette annonce en plein mois d'avril saccage son travail en interne. Et l'humilie publiquement. A l'Elysée, on réfute les pseudo-révélations : « Alain Minc ne représente que lui-même », « Il n'a jamais été question de nommer qui que ce soit avant juin ! », « C'est vrai que Nicolas Sarkozy réfléchit à la composition d'une nouvelle équipe, mais tout est ouvert pour la succession ».

Ouvert... jusqu'à un certain point. Sur le papier, Patrick de Carolis a des raisons de postuler à sa reconduction, parce que Nicolas Sarkozy, dans un moment d'égarement, le lui a promis il y a deux ans ; plus sérieusement, parce qu'il est bien vu par le grand public, par nombre de parlementaires et jusque dans l'entourage du président de la République. Le présentateur bien élevé des Racines et des ailes a plutôt réussi sa mue en patron de chaînes publiques. Mais cela n'empêche pas Nicolas Sarkozy de consulter à tout-va. Jamais la presse n'a autant bruissé de noms, de la réalisatrice Yamina Ben­guigui à l'ancien patron de France 3, Rémy Pflimlin, de Véronique Cayla, directrice du CNC, à... Alexandre Bompard.

Patrick de Carolis se préparait à un possible départ. Mais pas annoncé de telle façon. Alors, comme chaque fois qu'il est blessé depuis trois ans, le patron de France Télévisions, d'ordinaire plutôt secret et réfléchi, se transforme en Cyrano de Bergerac, se bat et le fait savoir. Cette fois, il ne va pas à RTL dénoncer la « stupidité » des propos de Nicolas Sarkozy. Il fait voter en conseil d'administration la suspension de la privatisation de la régie publicitaire contre l'avis des représentants de l'Etat.

La suite ? Elle est écrite. Comme Jean-Paul Cluzel, éjecté l'année dernière de Radio France malgré un bon bilan, Patrick de Carolis est promis à un enterrement sans fleurs ni couronnes. Nicolas Sarkozy ne se contentera pas de lui trouver un successeur - vraisemblablement Alexandre Bompard -, il lui offrira en bonus l'équipe qui va avec - directeur de l'information, des programmes, de la gestion, du numérique. Une gestion de la télévision publique qui fleure bon les débuts de la Ve. Vivement le retour des Dossiers de l'écran et de Thierry la Fronde...

Source : Télérama n° 3145, Emmanuelle Anizon et Olivier Milot, 22.04.2010 (URL : http://television.telerama.fr/television/l-elysee-prend-l-antenne,55104.php#xtor=RSS-18)

Telos : les intellectuels nourrissent le débat


Je renvoie aujourd'hui vers quelques articles publiés ces derniers jours sur Telos (
"agence intellectuelle" et "plateforme de débats" fondée en 2005 - cf. billet publié le 23 mars 2010) qui portent sur des questions politiques et sociales contemporaines (impôts, partis politiques, régime républicain, burqa, Internet, etc.) qui méritent d'être lus :

* "Du bouclier fiscal et de ses conséquences", François Meunier, 23.04.2010 : http://www.telos-eu.com/fr/article/du_bouclier_fiscal_et_de_ses_consequences
* "Grande-Bretagne : la fin des travaillistes ?", Florence Faucher-King, 22.04.2010 : http://www.telos-eu.com/fr/article/grande_bretagne_la_fin_des_travaillistes
* "La droite et la Vè République", Gérard Grunber, 14.04.2010 : http://www.telos-eu.com/?q=node/1736
* "Internet : le miracle de la gratuité", Monique Dagnaud, 02.04.2010 : http://www.telos-eu.com/fr/article/internet_le_miracle_de_la_gratuite
* "Burqa : la loi ne peut pas tout !", Marc Clément, 30.03.2010 : http://www.telos-eu.com/?q=node/1726
* "La fin du parti unique de la droite ?", Zaki Laïda, 26.03.2010 : http://www.telos-eu.com/fr/article/la_fin_du_parti_unique_de_la_droite

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mercredi 21 avril 2010

Ibrahim Kaboğlu : la question constitutionnelle est au cœur des crises politiques et judiciaires en Turquie


Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Marmara, Ibrahim Kaboğlu n’est pas seulement l’un des meilleurs constitutionnalistes turcs, mais aussi un praticien de la défense des droits de l’homme. Au cours des dernières années, il a suivi de très près l’évolution de la citoyenneté et de la garantie des droits en Turquie.
En 2005, notamment, alors qu’il présidait le Conseil consultatif des droits de l’homme, lui et son collègue Baskın Oran, avaient fait l’objet d’une procédure judiciaire initiée par des milieux nationalistes, pour avoir préconisé, dans un rapport, une réforme de la citoyenneté, tenant compte de la diversité identitaire et culturelle existant en Turquie. Fort heureusement, Ibrahim Kaboğlu a été relaxé (comme d’ailleurs Baskın Oran), mais cette expérience lui a permis de mesurer l’urgence des réformes qui sont encore nécessaires dans le domaine de l’État de droit. Le 11 mars dernier, Ibrahim Kaboğlu était l’invité du séminaire sur la Turquie contemporaine de l’IFEA pour évoquer la citoyenneté et l’Etat de droit. Dans le sillage de cette conférence, Jean Marcou et Benoît Montabone sont revenus avec Ibrahim Kaboğlu sur les aspects les plus importants de son propos, en lui demandant également son analyse de la réforme constitutionnelle en cours.


Question : Vous avez récemment signé une chronique dans BirGün intitulée « Crise de la Constitution ou Constitution de la crise ? ». La Constitution turque serait-elle la cause des crises politiques du pays ?
Ibrahim Kaboğlu : La Turquie connaît une situation de crise politique à répétition, entre les différentes instances politiques, mais aussi entre les différents pouvoirs, civils, militaires, judiciaires. Tous ces pouvoirs s’appuient sur la Constitution pour légitimer leurs positions, et l’instrumentalisent dans le but de justifier une crise permanente. Or le cadre constitutionnel doit régir les caractéristiques fondamentales de l’Etat de droit qui comporte deux piliers, la séparation des pouvoirs et les droits de l’homme. Ces principes sont acquis, mais des zones d’ombre subsistent. Par exemple, le système de scrutin n’est pas proportionnel et un parti politique doit atteindre le seuil de 10% au niveau national pour être représenté au Parlement. Ce seuil est très élevé et limite la représentation des différentes composantes de l’opinion publique. Un autre exemple intéressant est donné par le pouvoir judiciaire. Même si la Cour constitutionnelle est basée sur un modèle européen, le système judiciaire turc repose sur la séparation des tribunaux de droit civil et de droit militaire. Les militaires ont acquis des droits pour soustraire des affaires spécialisées à la juridiction civile, mais comment distinguer les affaires liées à la fonction militaire des affaires de droit commun ? Il s’agit d’une dérogation constitutionnelle qui n’est pas acceptable dans un Etat de droit.


Question : Les récentes affaires politico-judiciaires révèlent une certaine confusion dans le pouvoir judiciaire turc à l’heure actuelle. Comment l’expliquer ?

IB : Ces affaires sont en effet difficiles à lire. Le niveau politique des acteurs engagés montre des problèmes évidents dans la législation. L’arrestation simultanée de 40 militaires et leur détention collective dans le cadre de l’affaire Balyoz est une démonstration de force du pouvoir politique pour maîtriser les milieux militaires. Dans le même temps, l’arrestation du procureur d’Erzincan, soupçonné d’avoir participé au «plan d’action contre la réaction» montre la volonté gouvernementale d’imposer son autorité aux milieux judiciaires. Mais le schéma d’affrontement entre les tenants de l’islam politique (gouvernement, confréries…) et l’Etat profond (Armée et Justice) se complexifie de plus en plus. Au sein même de la Justice, l’opposition entre les tenants des deux bords s’affiche au grand jour. Les procureurs pro-gouvernementaux se sont organisés au sein d’une nouvelle association indépendante de l’ « Association des juges et des procureurs » (Yargıçlar ve Savcılar Birliği). Les deux courants ont fortement interféré dans l’affaire Ergenekon où les sympathisants du gouvernement ont tenté d’intimider les laïcistes. La politique sous-tend par conséquent de plus en plus les grandes affaires judiciaires en cours.


Question : Si la Constitution est un des fondements de ces crises politiques, il sera nécessaire de la modifier pour dépasser cette situation quasi-structurelle. Une nouvelle Constitution est-elle envisageable ? Sur quels principes ?
IB : Une nouvelle Constitution est en effet nécessaire, elle est évoquée depuis 20 ans maintenant. Entre 1987 et 2004, une dizaine de modifications constitutionnelles ont beaucoup contribué à affermir la garantie des droits et des libertés en Turquie. Les gouvernements ont insisté sur les droits de l’homme, mais ont négligé les aspects institutionnels, qui sont pourtant le deuxième pilier de l’Etat de droit. Depuis, des constitutionnalistes ont développé plusieurs projets à la demande d’associations, de syndicats ou d’autres corps de métiers. La difficulté principale vient du fait que les trois premiers articles de la Constitution actuelle sont inaltérables. Mais, il faut résoudre les points d’achoppement qui empêchent tout consensus sur les questions essentielles : établir une nouvelle définition de la citoyenneté, réorganiser les institutions républicaines, systématiser la garantie des droits et des libertés. De manière générale, il faut supprimer les articles qui soumettent le droit à l’idéologie. Mais seul le Parlement est légitime pour engager une telle révision, et pour l’instant il n’en montre pas la volonté.


Question : Une nouvelle compréhension de la citoyenneté turque vous apparaît nécessaire. Comment la redéfinir ?
IB : La définition de la citoyenneté est un des trois conflits profonds, une des trois ondes de choc qui traversent la société turque, à savoir le problème des identités, la question de la laïcité et les relations entre centre et périphéries. Ces trois questions sont à prendre en compte quand on veut définir les liens entre la Constitution et les pratiques politiques. La nationalité est définie dans l’article 66 de la Constitution, qui stipule : «est Turc quiconque est attaché à l’Etat turc par la citoyenneté». La citoyenneté est donc définie par la notion de nationalité. Cette définition est très problématique, car elle n’est pas cohérente avec le bloc des dispositions constitutionnelles inaltérables. Le dénominateur commun de ces trois articles est la définition même du pays comme «République de Turquie» (Türkiye Cumhuriyeti), et jamais comme «Etat Turc» (Türk Devlet). Par conséquent, l’appartenance ethnique n’est pas un critère de définition de la citoyenneté, mais il a été interprété comme tel dans certains arrêts de la Cour constitutionnelle qui font jurisprudence. Cet article doit être révisé ou reformulé. Deux choix ont été proposés dans le cadre des projets de nouvelle Constitution : une nouvelle formulation basée sur le mot «Turquie», ou la renonciation à formuler une définition de la citoyenneté. Dans le premier cas, on peut proposer «Citoyen de la République de Turquie» (Türkiye Cumhuriyeti Yurtaşı), «Citoyen de Turquie» (Türkiye Yurtaşı) ou «Celui qui est de Turquie» (Türkiyeli). Le sens territorial de Yurt (Pays) permettrait ainsi d’élargir la question de la citoyenneté et de la démarquer totalement de l’ethnicité.


Question : Le gouvernement a lancé le 22 mars dernier une révision constitutionnelle qui, d’une part, restructure le HSYK et la Cour constitutionnelle et, d’autre part, réforme la procédure de dissolution des partis politiques. Quelle analyse faites-vous de ce projet de réforme ?
IB : Une bonne partie des modifications envisagées sont relatives à des articles concernant les droits de l’homme. Cependant, elles sont très dispersées, manquent de cohérences internes et ne reflètent pas toujours des priorités... En fait, le paquet constitutionnel s’appuie sur les trois piliers suivants : la restructuration de la Cour constitutionnelle, la restructuration du HSYK (Le Conseil supérieur des juges et des procureurs) et la procédure de dissolution des partis politiques.
Tout d’abord, en ce qui concerne la Cour constitutionnelle, il y a trois nouveautés principales. La première concerne l’étendue des compétences de la Cour, avec notamment la reconnaissance du recours individuel qui vise à permettre à la Cour constitutionnelle d’assurer directement la protection des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme. La seconde affecte la structure même de la Cour qui sera composée de deux chambres et d’une assemblée plénière. La troisième permet l’élargissement de la composition de la Cour, puisque le nombre de ses membres passera de 11 à 17. Le Président nommera directement 4 membres et indirectement 10 membres. Les trois membres restant seront élus par le Parlement.

Question : Comment analysez-vous ce nouveau statut de la Cour constitutionnelle?
IB : Personne ne conteste le besoin de réformer la Cour constitutionnelle. Toutefois, par la réforme envisagée la Cour constitutionnelle risque d’être transformée en une Cour dévouée à l’AKP, du fait que la majorité de ses membres pourront être désignés d’une façon directe ou indirecte par les pouvoirs exécutif et législatif. Par exemple, le Président de la République va désigner trois membres parmi les candidats proposés par le Conseil de l’Enseignement supérieur (YÖK). Or, celui-ci fonctionne comme un organe gouvernemental. Récemment, le Président de la République a nommé un membre parmi les trois professeurs (dont aucun n’était juriste) présentés par le YÖK. Ce nouveau membre va donc commencer à apprendre le droit et le contentieux constitutionnels à 44 ans et, d’après l’article provisoire du paquet constitutionnel, il restera à la Cour constitutionnelle jusqu’à l’âge de la retraite ! Si les modifications concernant la Cour constitutionnelle sont envisagées dans leur globalité, il est possible d’avancer que l’objectif visé est plutôt d’avoir un “Conseil gouvernemental” qu’une Cour vraiment indépendante et impartiale.

Question : Qu’en est-il des modifications qui affectent la composition du HSYK (Le Conseil supérieur des juges et des procureurs) ?
IB : Le HSYK, composé actuellement, d’une part, de juges élus par la Cour de cassation (3) et le Conseil d’Etat (2) et, d’autre part, du ministre et du secrétaire d’Etat à la justice, verra sa composition modifiée essentiellement pour limiter l’influence de ces deux cours suprêmes. En prévoyant l’augmentation du nombre des membres du HSYK à 23, en donnant la possibilité aux juridictions ordinaires d’en désigner 10 et en confiant au Président de la République le soin de nommer 4 personnalités extérieures, la réforme vise, en réalité, à diminuer la place centrale occupée par la Cour de cassation et par le Conseil d’Etat au sein de cette institution. De surcroît, le ministre de justice et le secrétaire d’Etat à la justice conserveront leur place.
Une remarque rapide peut être faite à cet égard. L’élargissement et la diversification des membres du HSYK peuvent certes être conçus comme une ouverture positive. En revanche, le pouvoir de nomination accordé au chef d’Etat et la présence d’un ministre et d’un secrétaire d’Etat dans ce Conseil montrent plutôt une volonté de maintenir une influence de l’exécutif sur la justice, au lieu d’assurer à celle-ci un statut totalement indépendant.

Question : Qu’en est-il des dispositions qui modifient la procédure de dissolution des partis politiques ?
IB : Pour déclencher la procédure de dissolution des partis politiques et pouvoir saisir la Cour constitutionnelle, le procureur général de la Cour de cassation devra obtenir l’avis conforme et préalable d’une commission parlementaire mise en place à cette fin. Deux éléments de protection s’ajoutent à cette garantie politique. D’une part, la justice ne pourra pas être saisie des décisions de la commission parlementaire. D’autre part, « les actes de l’administration ne pourront en aucun cas justifier une demande de dissolution. »
En ce qui concerne l’opportunité d’une telle réforme, on peut d’abord se demander pourquoi le paquet constitutionnel ne cherche pas à réduire les raisons qui peuvent permettre de justifier la dissolution des partis politiques, au lieu d’insister sur l’octroi d’une garantie politique ? Ensuite, si une telle mesure peut être protectrice pour les grands partis politiques, elle le sera beaucoup moins pour les partis politiques qui ne sont pas représentés à l’Assemblée nationale, notamment pour ceux qui en sont empêchés par le fameux barrage national de 10%. Les petits partis risquent donc de pâtir d’une double sanction : une sanction politique et une sanction législative, à la fois arbitraire et anti-démocratique.
C’est pourquoi, je pense que les aspects principaux de la révision constitutionnelle qui est en cours reflètent plus des préoccupations partisanes que le souci d’assurer l’indépendance et l’impartialité de la justice ou celui d’accroître les garanties démocratiques pour les partis politiques. Si le paquet constitutionnel est adopté par le Parlement ou approuvé par référendum, un tel processus risque de consolider la Constitution de 1982, alors même que le renouvellement de celle-ci est à l’ordre du jour en Turquie, depuis deux décennies ...


Source : OVIPOT, Jean Marcou et Benoît Montabone, 21.04.2010 (URL : http://ovipot.blogspot.com/2010/04/pour-ibrahim-kaboglu-en-turquie-la.html)