jeudi 10 juin 2010

"L’islamo-démocratie turque" est-elle en passe de conquérir le monde arabe ?


L’affaire de la flotille de Gaza a mis en lumière le rôle pivot que la Turquie entend jouer à la frontière entre l’Occident et le monde musulman où la diplomatie turque est extrêmement active. C’est avec la Syrie que les relations bilatérales sont le plus avancées
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La dernière visite officielle du président syrien Bachar Al Assad et sa femme Asmaa à Ankara, la capitale de la Turquie, a fait la Une de tous les journaux syriens. Sur les photos, la blonde Madame Bachar Al Assad posait tête nue aux côtés des femmes voilées des dirigeants turcs.

Alors que la Turquie, pays musulman, affiche sa laïcité, le paradoxe de cette photo ne gêne à Damas ni Fatima, jeune étudiante en littérature anglaise, elle-même voilée qui se « sent très proche de la Turquie », ni Rouah, laïque convaincue et directrice d’un grand hôtel de la capitale syrienne. « Quand j’étais jeune, explique cette dernière, j’étais très hostile à la Turquie pour ce que notre pays a dû subir sous l’empire ottoman, aujourd’hui, je pense que leur administration était un modèle d’efficacité et une source d’inspiration ».

L’islamo-démocratie turque est en passe de conquérir le monde arabe. L’artisan de cette conquête est Ahmet Davutoglu, le ministre turc des affaires étrangères, qui définit ainsi la stratégie diplomatique turque : « zéro problème avec nos voisins » et ils sont nombreux.


* « Ses voisins sont la Syrie et l’Iran, pas la France ni l’Allemagne »


Après avoir été le principal conseiller diplomatique du président, Abdullah Gül, et du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, depuis 2003, Ahmet Davutoglu, 51 ans, ne cesse de proclamer les ambitions de son pays : « Notre axe, c’est Ankara. Et notre horizon est à 360° ».

Sur le front arabe, la diplomatie turque est hyperactive : Ankara a joué les médiateurs dans les différends qui opposaient la Syrie à l’Irak et à l’Arabie saoudite ; elle a assisté l’Occident dans le conflit avec Téhéran et organisé des négociations indirectes entre Israël et la Syrie. Ahmet Davutoglu, est le parfait « diplomate néo-ottoman », osent certains.

« Peut-être la Turquie devrait-elle améliorer ses relations avec des pays plus acceptables… mais ses voisins sont la Syrie et l’Iran, pas la France ni l’Allemagne », répond Sedat Laciner de l’organisation internationale pour la recherche stratégique (Usak). Et de fait, la part des exportations turques vers les pays musulmans est passée de 24% du total, à 28% de 2006 à 2008.


* Accord de libre-échange avec la Syrie

C’est avec la Syrie que les relations bilatérales sont les plus avancées. Le rapprochement politique date de 1991, quand le Kurdistan d’Irak a obtenu un statut de quasi-autonomie. Syrie et Turquie partageaient alors les mêmes intérêts à prévenir la création d’un grand Kurdistan, englobant les Kurdes de Turquie, Syrie, Iran et Irak.


Il n’a pas empêché les deux pays de se retrouver au bord de la guerre, en 1999, quand la Syrie offrait l’asile au leader kurde du PKK, Abdullah Ocalan. Il fut finalement expulsé, puis arrêté au Kenya ; il est aujourd’hui en prison en Turquie. L’horizon était donc dégagé pour l’établissement de relations de bon voisinage entre les deux pays.

En janvier 2004, le président Bachar Al Assad effectue la première visite d’un chef d’État syrien en Turquie… depuis 1946. Trois ans plus tard, en 2009, les deux pays organisent deux conseils des ministres communs, concluent un accord de libre-échange entré en vigueur en 2007 – levant toutes les barrières aux exportations syriennes et progressivement les barrières aux exportations turques sur une période de 12 ans – et suppriment les visas.


* « Cette relation doit être gagnant-gagnant »

Ils ont également créé un Haut Conseil syro-turc de coopération stratégique qui s’est réuni à Damas, en décembre 2009, au cours duquel plus de 50 mémorandums d’entente et protocoles de coopération ont été signés.


« Après des débuts très progressifs, le partenariat entre les deux pays s’est accéléré depuis un an et demi », confirme un diplomate occidental à Damas. Coté syrien, cet accord est considéré comme étant de nature à dynamiser l’économie locale. « Ce qui ne vous détruit pas vous rend plus fort », juge Fares al-Chehabi, président de la Chambre d’industrie d’Alep, ville proche de la frontière turque.

Bilal Turkmani, vice-président du conseil des hommes d’affaires syro-turcs à Damas, reconnaît qu’a court terme l’accord de libre-échange entre les deux pays peut jouer contre son pays, en raison de la moindre compétitivité des entreprises syriennes. « Mais à long terme, la balance des paiements devrait être équilibrée : le déficit commercial devrait être compensé par les investissements turcs dans l’industrie, les nouvelles énergies, le tourisme, les infrastructures. Cette relation doit être gagnant-gagnant. »


* Les ambitions de la Turquie s’étendent à tout le Moyen-Orient

Et il concède volontiers que « faire des affaires avec la Turquie est plus facile qu’avec les pays arabes du Golfe en raison de la proximité culturelle entre nos deux pays. L’organisation économique turque est impressionnante d’efficacité », souligne-t-il.


Au début des années 2000, le pouvoir syrien avait un temps regardé la Chine comme exemple de développement, un régime alliant libéralisation économique et statu quo politique. Mais ce n’est plus le cas. La Turquie est désormais le modèle.

« Ankara est un pont pour accéder au marché mondial. Elle est prête à investir, à aider le secteur privé. Ce processus est subtil, lent mais puissant. Il y aura un prix à payer car nous n’avons pas préparé l’industrie et l’agriculture à ce choc, mais nous y sommes prêts. » Alors que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan reçoit aujourd’hui les dirigeants arabes, après ceux de l’Asie hier, les ambitions de la Turquie s’étendent à tout le Moyen-Orient. « Elle y redevient un acteur central car elle tire profit de l’affaiblissement de l’Égypte et de l’Arabie saoudite », estime le spécialiste syrien.


* La Turquie n’est pas le soft power décrit par certains analystes

Pour Pierre Razoux, responsable de recherches au Collège de défense de l’Otan, « la Turquie s’impose de plus en plus comme un modèle pour l’opinion publique arabe sunnite, qui ne peut que constater l’effacement de l’Égypte et de l’Irak et l’isolement de la Syrie, et ne se reconnaît ni dans le wahhabisme saoudien, ni dans le prosélytisme chiite iranien ».


Selon lui, « de Rabat à Bagdad et Gaza, l’opinion arabe perçoit la Turquie comme une démocratie en plein essor économique qui a réussi à trouver un équilibre entre un gouvernement porteur de valeurs islamiques et une institution militaire laïque empêchant l’arrivée au pouvoir d’un régime islamiste radical ».

Il ne faut pas s’étonner de voir, dans la majorité des pays arabes mais aussi en Europe, brandir le drapeau turc au cours des manifestations après l'assaut israélien contre la « flottille de la liberté ».

Car la Turquie n’est pas le soft power (une puissance qui joue sur son seul pouvoir d’influence non militaire) décrit par certains analystes. Partisane d’une diplomatie musclée, dont le dernier exemple est l’affaire de Gaza, Ankara a la ferme intention de continuer à investir le champ du processus de paix israélo-palestinien. La paralysie et l’impuissance de l’Europe lui laissent le champ libre, et les États-Unis ne voient pas forcément d’un mauvais œil l’irruption de cet acteur pugnace dans le paysage moyen-oriental.


Source : La Croix, Agnès Rotivel, 08.06.2010 (URL : http://www.la-croix.com/La-Turquie-tisse-sa-toile-dans-le-monde-arabe/article/2428163/4077)


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