mardi 1 juin 2010

Jean Quatremer : le Financial Times alimente la crise financière


Le biais anti-euro d’une grande partie des médias anglo-saxons est difficilement contestable. À Londres, où j’ai passé deux jours pour rencontrer des opérateurs de marché, il est étourdissant de constater que la fin de l’euro est une réalité incontestable, seule la date faisant encore débat. Dans cette ambiance crépusculaire, qui pousse les traders basés à Londres à jouer contre l’euro, les journaux n’hésitent plus à colporter la moindre rumeur, faisant foin de toute déontologie journalistique, afin d’être parmi ceux qui auront donné le coup de grâce à cette monnaie « moribonde ». Ainsi, la bible du monde des affaires, le quotidien britannique Financial Times, vient, une nouvelle fois, d’être pris la main dans le sac de l’approximation journalistique, ce qui est grave lorsqu’on possède un tel pouvoir d’influence.

Jeudi 27 mai, le FT fait état d'une série de rencontres qui auraient eu lieu à Pékin entre des représentants de la Safe (State Administration of Foreign Exchange, organisme qui gère les réserves de devises sous l’autorité de la Banque centrale chinoise) et des banquiers étrangers au cours de laquelle les autorités monétaires chinoises auraient évoqué leur intention de se désengager substantiellement de la zone euro, voire de mettre fin à la diversification de leurs réserves de change d’un montant de 2450 milliards de dollars (1994 milliards d’euros), dont environ 630 milliards seraient actuellement des euros. Les dates des réunion ne figurent pas dans le papier et un « investisseur » anonyme est seul cité sans que l’on sache s’il était ou non présent à une de ces rencontres. Mais le journal le dit : c’est un virage majeur qui montre que Pékin ne croit plus en l’avenir de l’Eurozone. Le titre de l'article ne laisse guère de doute: "la Chine envisage de réduire son exposition à l'euro".

Que se passa-t-il alors sur le marché ? Panique évidemment. Si les Chinois se débarrassent de leurs euros pour des dollars, il faut vendre d’urgence. L’euro a atteint son point le plus bas en quatre ans dans la journée de jeudi, entrainant les bourses dans son sillage. Il a fallu que Pékin démente vigoureusement ce papier : « la Chine est un investisseur responsable et de long terme dans l’investissement des réserves de change et nous suivons toujours le principe de diversification (…) L’Europe a été, est et restera l’un des principaux marchés d’investissement pour les réserves de change de la Chine ». Fermez le ban. Les marchés se sont calmés, conscients d’avoir accordé du crédit à une simple rumeur, et l’euro est remonté au dessus de 1,23 dollar.

Quand on y réfléchit, le rédacteur en chef du journal aurait dû se poser quelques questions de base. Est-il crédible que la Chine annonce à des étrangers sa politique en matière de réserve de change ? Est-il crédible que la Chine ait pris le risque de faire diminuer la valeur de ses réserves en euros (sans parler de celle de ses investissements dans la zone) ? Est-il crédible que la Chine panique à son tour et préfère revenir au « tout dollar », bref à une dépendance accrue à l’égard des États-Unis dont la monnaie n’est pas plus stable que l’euro ? Est-il crédible que la Chine dont la monnaie est accrochée au dollar prenne le risque de voir sa monnaie s'apprécier face à l'euro? Est-il crédible que la Chine retire son argent de la zone euro ? Pour le placer où ? Quelles sont les zones économiques stables qui existent dans le monde ? Est-il crédible que la Chine panique aujourd’hui à cause de la crise de la dette souveraine européenne alors qu’elle n’a pas paniqué au moment de la crise bancaire aux États-Unis ? Est-il crédible que la Chine préfère mettre toutes ses billes dans le panier américain alors qu’il n’est absolument pas garanti que les États-Unis soient sortis durablement de la crise ? Est-il crédible que la Chine, en faisant une telle annonce qui ne pouvait que fuiter, concoure à déstabiliser la zone euro et donc l’économie mondiale au moment où ses exportations repartent ? Bref, est-il crédible que la Chine se tire une balle dans le pied ?

À toutes ces questions, la réponse est évidemment négative. D’ailleurs, depuis, tous les économistes sérieux expliquent que cet article n’a strictement aucun sens, quel que soit le bout par lequel on le prend. Le journaliste, consciemment ou inconsciemment, s'est probablement fait manipuler par l'un de ces fameux « banquiers étrangers » qui avait quelque intérêt à faire paniquer les investisseurs. Un journal qui a la réputation du FT n''aurait jamais dû présenter comme un fait incontestable une simple rumeur, car il ne s’agit pas de n’importe quel journal. Comme me l’ont expliqué des opérateurs de marché, les investisseurs prennent leurs décisions en fonction, non seulement des analyses fournis par des économistes, mais aussi voire surtout des nouvelles et analyses qu’ils lisent dans les médias (de langue anglaise, cela va sans dire). Et cela, le FT le sait pertinemment.

Le journal a-t-il reconnu son erreur ? Que Nenni. Vendredi, on a simplement eu droit à un papier titré : « la Chine est très inquiète de la crise de l’eurozone », avec le démenti de la Safe. Les journalistes ont péniblement expliqué que finalement, la Chine n’allait pas se retirer de la zone euro, mais acheter davantage de titres souverains plus sûrs (ce qui risque de rendre compliquées les émissions de dettes des pays du sud de l’Eurozone, mais passons).

Bref, tout cela n’est pas sérieux et prêterait à sourire si le FT n’en était pas à son second mauvais coup. Ainsi, le 27 janvier, il affirmait que la Chine venait de refuser d'acheter 25 milliards d'euros d'emprunt grec, en exclusivité par l’intermédiaire de Goldman Sachs. Un papier qui a déclenché la panique sur les marchés, deux jours après une émission de dette réussie par la Grèce. La crise risquait de se calmer, cela aurait été dommage pour les ventes du FT. Depuis, curieusement, le journal britannique n’est plus revenu sur cette information capitale qui aurait à tout le moins mérité une enquête, y compris pour démontrer comment on s'est fait manipuler ? Trop dangereux, peut-être ?


Source : Les Coulisses de Bruxelles, Jean Quatremer, 30.05.2010 (URL : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2010/05/le-financial-times-la-crise-et-la-d%C3%A9ontologiele-biais-anti-euro-dune-grande-partie-des-m%C3%A9dias-anglo-saxons-est-difficil.html)

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