samedi 12 juin 2010

Jean Marcou analyse le "non" turc au Conseil de sécurité des Nations Unies : "la Turquie n’est plus un allié contraint du bloc occidental"


Pour la quatrième fois depuis 2006, le Conseil de sécurité des Nations Unies a infligé, le 9 juin 2010, un nouveau train de sanctions à l’Iran, ce dernier ayant refusé de cesser ses activités nucléaires sensibles. Cette décision initiée par les Etats-Unis et soutenue par les autres membres permanents du Conseil de Sécurité, a été adoptée par 12 votes contre 2 et une abstention. La Turquie et le Brésil ont voté contre et le Liban s’est abstenu. Compte tenu des derniers développements de l’actualité politique internationale, le «Non» turc n’est pas vraiment une surprise, mais il constitue un tournant qui a relancé, ces derniers jours, les supputations sur les orientations prises par la politique étrangère d’Ankara et la fameuse question : «La Turquie se détourne-t-elle de l’Occident ?»

Le refus d’Ankara de voter les sanctions proposées par les Etats-Unis vient confirmer une ligne constante de la diplomatie turque, au cours de l’année qui vient de s’écouler. Alors même qu’en septembre 2009, la découverte des nouvelles activités nucléaires de l’Iran avait amené le groupe des Six à brandir la menace de nouvelles sanctions contre la République islamique, la Turquie a défendu envers et contre tout l’idée qu’il fallait privilégier la voie diplomatique, en se posant en médiateur du conflit. N’hésitant pas à qualifier Mahmoud Ahmadinejad « d’ami », critiquant les pays occidentaux qui suspectent l’Iran de fabriquer un armement nucléaire dont eux se sont dotés et dont Israël est officieusement le détenteur, Recep Tayyip Erdoğan n’a cessé par la suite d’affirmer qu’une solution diplomatique restait possible. Cette position a atteint son paroxysme par la suite, au printemps 2010, lorsqu’elle a rencontré celle du Brésil, refusant lui aussi la perspective de nouvelles sanctions contre l’Iran. Ainsi à la mi-avril 2010, lors du sommet sur la sécurité nucléaire de Washington, Ankara et Brasilia se sont retrouvées côte à côte pour abjurer les Etats-Unis de ne pas abandonner les négociations avec Téhéran. Le 17 avril 2010, surtout, la Turquie et le Brésil ont signé un accord avec l’Iran reprenant la proposition faite par l’AIEA de fournir à la République islamique le combustible enrichi à 20% dont elle a besoin, notamment pour un réacteur de recherche médical, contre la livraison des stocks d’uranium qu’elle a enrichis. Cet accord présenté par ses signataires comme la solution au conflit n’a pourtant pas convaincu les Etats-Unis, car l’Iran ne s’est pas engagé à stopper sa production d’uranium enrichi. Avec le soutien de tous les membres permanents du Conseil de sécurité, y compris la Chine et la Russie, Washington a donc immédiatement répondu à l’accord tripartite du 17 mai par le projet de sanctions qui a été adopté, mercredi.

La sensation provoquée par le refus turc de ce projet a été accrue par le contexte politique international des deux dernières semaines. Il y a 15 jours, en effet, la totalité des membres signataires du TNP (Traité de Non Prolifération nucléaire) ont adopté une décision convoquant en 2012 une conférence dont l’objectif sera de promouvoir la dénucléarisation du Moyen-Orient, et demandé à l’Etat hébreu de renoncer à la bombe atomique, d’adhérer au TNP et de soumettre ses installations nucléaires aux inspections internationales. Par la suite, après le raid israélien sur le «Mavi Marmara», le 31 mai, la Turquie et Israël se sont affrontés au plus haut niveau, notamment au Conseil de Sécurité des Nations Unies où Ankara est parvenue à faire adopter un texte condamnant Tel-Aviv, en demandant une enquête internationale.

La portée de la décision d’Ankara de ne pas voter les sanctions proposées contre l’Iran doit être aussi examinée au regard de l’évolution plus globale suivie par la diplomatie turque depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. En 2003, le Parlement turc avait refusé le débarquement sur son territoire de troupes américaines devant ouvrir un deuxième front en Irak. Il faut rappeler néanmoins qu’à l’époque cette décision avait été adoptée contre l’avis de Recep Tayyip Erdoğan et de son gouvernement. Plus généralement depuis sa réélection en 2007, le gouvernement de l’AKP n’a cessé de suivre une stratégie qui tend à faire apparaître la Turquie comme une puissance régionale et à accroître sa marge de manœuvre à l’égard des Américains. En août 2008, la diplomatie turque s’était montrée prudente lors du conflit Russo-Géorgien en donnant des gages à Moscou de sa neutralités et en faisant respecter scrupuleusement aux navires de secours envoyés par Washington les obligations du Traité de Montreux, pour le passage des détroits (Dardanelles, Bosphore) donnant accès à la mer Noire. Quelques mois plus tard, Ankara avait contesté la nomination au secrétariat général de l’OTAN du danois Anders Fogh Rasmussen à qui elle reprochait implicitement son soutien à l’intervention américaine en Irak et son refus de censurer, dans son pays, la publication les caricatures du prophète Mahomet, alors qu’il était premier ministre. À la fin de l’année 2009, la Turquie faisait de nouveau entendre sa différence, en refusant de céder à l’invitation américaine d’accroître son contingent militaire en Afghanistan.

Le secrétaire américain à la défense, Robert Gates, s’est dit «déçu» par le vote négatif de la Turquie au Conseil de sécurité, le 9 juin 2010, tout en reconnaissant que «des alliés ne sont pas toujours d’accord sur tout». Toutefois, il a également estimé que l’attitude des pays européens à l’égard de la candidature turque à l’UE n’était pas étrangère à cette situation, en déclarant en particulier : «S’il y a quoique ce soit de vrai dans la notion que la Turquie se penche à l’est, c’est largement selon moi parce qu’elle y a été poussée, poussée par certains en Europe qui refusent de donner à la Turquie le genre de liens organiques qu’elle recherche avec l’Occident.» Cette opinion a été corroborée par le ministre italien des affaires étrangères, Franco Frattini, qui a estimé que les Européens avaient commis «l’erreur» de pousser la Turquie vers l’est au lieu de l’attirer à eux. Pour sa part, le premier ministre turc a démenti l’idée que la Turquie se détournait de l’Occident en la qualifiant même de «sale propagande». Le 10 juin 2010, lors d’un forum économique turco-arabe, à Istanbul, il a expliqué que voter des sanctions diplomatiques contre l’Iran la veille aurait été un «acte déshonorant » équivalent à «se renier soi-même», après l’accord tripartite du 17 mai dernier.

En fait, il est indiscutable que le «Non» turc du 9 juin au Conseil de sécurité confirme tant la montée de la Turquie dans son espace régional que sa forte présence désormais sur la scène mondiale. Cette situation change probablement la nature même de la candidature turque à l’UE. Longtemps confinée dans un statut de poste avancé de l’Europe au Proche-Orient, la Turquie n’a pas coupé le cordon ombilical avec ses alliés occidentaux mais, jouant de ses atouts économiques et stratégiques, elle estime qu’elle dispose à leur égard d’une marge de manœuvre accentuée. Toutefois, cette marge de manœuvre n’est pas extensible à l’extrême. À cet égard, c’est aussi la rhétorique employée ces derniers temps par la diplomatie turque et nombre d’attitudes adoptées par ses principaux acteurs qui suscitent des interrogations chez ses alliés occidentaux. Car une chose est d’affirmer la nécessité de privilégier le dialogue sur le dossier nucléaire iranien, autre chose est de proclamer son amitié avec le leader de la République islamique. Une chose est de dénoncer le blocus israélien de Gaza, autre chose est s’afficher aux côtés du Hamas. Pour s’affirmer en tant que puissance régionale et tirer parti de sa profondeur stratégique, la Turquie n’est pas obligée de donner des gages aux acteurs les plus radicaux du monde arabo-musulman, au risque de plonger ses alliés occidentaux dans une perplexité qui pourrait se muer rapidement en sérieux doute. Mais il est vrai aussi que les Occidentaux, et les Européens en particulier, doivent en retour prendre conscience de la position que ce pays a acquis aujourd’hui dans le monde en cessant de le considérer comme une marche de leur Empire pour lui reconnaître la place et les fonctions qui lui reviennent dans le nouvel ordre international. Ce qui a changé finalement depuis la guerre froide, c’est que la Turquie n’est plus un allié contraint du bloc occidental. Dès lors, ce dernier pour préserver cette alliance devra de plus en plus gagner la Turquie, s’il ne veut pas la perdre.

Source : Blog de l'OVIPOT, Jean Marcou, 12.06.2010 (URL : http://ovipot.blogspot.com/2010/06/sanctions-contre-liran-au-conseil-de.html)

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