mercredi 5 mai 2010

Enfant du coup d'état de 1980, Murat Uyurkulak nous emmène d'Istanbul à Diyarbakir, des engagements de gauche des années 50 aux années 80 en Turquie



Le premier roman de Murat Uyurkulak est enfin publié en français grâce aux éditions Galaade. Enfant du coup d'état de 1980, l’auteur fait entendre une voix nouvelle et puissante parmi la nouvelle génération de la littérature turque contemporaine.


Tol - trois lettres pour désigner « vengeance » en kurde. Ce petit mot peut signifier aussi « mauvais garçon » ou bien encore « colère » (comme on a pu le lire dans quelques articles), mais ici son éditrice Emmanuelle Collas confirme qu'il s'agit bien de vengeance.


Des récits fragmentés enchâssés

Tol
est l'histoire d'une vengeance (le sous-titre du roman). L'histoire d’Oguz, révolutionnaire de la cause kurde des années 60 et 70 qui tient un journal intime. Meurtri par les années de répression, il laisse un mot à sa femme Canan enceinte :

« Tranquillement, comme s'il allait à la boulangerie : Je sors. Je vais me venger et je reviens… ».
Tol est aussi le récit de Sair – littéralement "Poète" –, un activiste de la même génération qu’Oguz qui milite avec lui, s’exile à Paris après des exactions de l’armée, et revient en Turquie après l’amnistie.
Tol est encore la quête identitaire de Yusuf, fils d’Oguz, poète et correcteur dans une maison d'édition. Suspecté d’être contre le régime, il est licencié et contraint de quitter Istanbul. Yusuf n'a jamais connu son père et ne sait rien de son histoire. Sa mère Canan, visage mutilé et injures toujours en bouche, est devenue folle. « Je ne me doutais pas que ces soldats en uniforme allaient rayer ma vie de bout en bout et qu'un couteau kaki avait commencé à s'affûter (…). Je suis resté inachevé, je n'ai jamais mangé à ma fin, crié tout mon soûl, empoigné les choses. Le couteau cheminait dans mon esprit comme un terrible chuchotement et j’ai été coupé en deux. Je n'ai pas trouvé de vie en accord avec mon esprit. »
Trois hommes pour le même « Je », d'où parfois la difficulté à se repérer, d'autant plus qu’Oguz, devenu amnésique, se fait appeler Ahmet le boiteux.

Tol est un roman fragmenté à l'image de ces vies brisées. Les trois lettres du titre constituent l'ossature d'une structure tripartite qui bien évidemment entrecroise les trois fils narratifs. On embarque pour un long voyage en train de plus de 1000 km d'Istanbul à Diyarbakir en terre kurde, traversant l'Anatolie d'ouest en est. Dans le même compartiment, conversent Yusuf et Sair, deux vaincus en constante ébriété. Grâce aux récits que Sair donne à lire à compte goutte à son compagnon, on remonte le temps des engagements de gauche des années 50 à 80. Aux dialogues très imbibés de raki, gin, cognac et whisky (chapitres numérotés), s'intercalent les récits des fantômes du passé (chapitres titrés : les mouches, les poissons, les pluies…).
Hors du train, le pays est sous les bombes et le monde se défait autour d’eux. Une mise en parallèle entre passé et présent : manifestations, attentats et putsch militaire de 1980 et destructions de nombreux édifices par une puissance inconnue à la fin des années 80. Un chaos métaphorique pour dire peut-être le désarroi de toute une génération communiste après la chute du mur de Berlin. Mais la radio annonce des soulèvements populaires dans plusieurs pays. Un renouveau possible ? La fin du roman est ouverte…


Éléments autobiographiques et politiques


Quête identitaire, engagement politique, violence de l'État, putsch, Révolution rêvée - les histoires singulières racontées se mêlent à la grande Histoire.
Les éléments autobiographiques sont présents - comme souvent dans un premier roman - mais ne sont pas les seuls composants. Yusuf est le double de l'auteur - même âge, poète, métier dans l'édition, suspect par ses antécédents familiaux (son oncle est l'un des fondateurs du parti communiste), battu par la police.
Mais on y retrouve surtout les histoires de sa famille et de ses amis proches : déplacement de force de ses parents dans les zones défavorisées du pays en raison de leurs liens de gauche, cavales, arrestations et tortures de son oncle. Arrestation d’étudiants parce qu'ils parlaient kurde. Amis kurdes partis au combat et tués : « J'ai vu leur tête aplatie dans les journaux » (Spiegel) . De cette époque vient son engagement pour les kurdes : « J’ai rencontré beaucoup d’injustice. Mes livres sont ma vengeance » (Spiegel).

L'éditeur propose en fin d'ouvrage une note pour mieux se repérer parmi les nombreux personnages historiques. Parmi eux, plusieurs leaders du mouvement révolutionnaire étudiant des années 60 et 70, tués lors de conflits avec l'armée de 1971 à 1972, l'année de naissance de Murat Uyurkulak. L'auteur procède beaucoup par allusion et allégorie. Mais pas seulement. Les flics sont appelés des « cognes », la brutalité et la torture sont omniprésentes et le putsch de 1980, explicitement raconté.
On a eu vent des poursuites judiciaires, arrestations et emprisonnements, voire des meurtres dont ont été victimes et sont encore victimes les écrivains et journalistes turcs, tel Hrant Dink, assassiné en 2007 par un ultranationaliste pour son combat de la reconnaissance du génocide arménien (les éditions Galaade publient cette année Chroniques d’un journaliste assassiné). On peut donc se demander pourquoi Tol n’a pas valu de procès à son auteur. Müge Sökmen, son éditrice turque, apporte un élément de réponse : « Ce sont les auteurs de gros best-sellers qui sont menacés et, parmi eux, ceux qui ont capté l’attention de l’Occident et qui sont du coup perçus comme des agents déstabilisateurs du pays ou allez savoir quoi. Ces procès prennent une énergie folle et coûtent de l’argent, mais il s’agit plus d’un harcèlement que d’une réelle menace.» (Le Temps) Quant à Murat Uyurkulak, il répond avec humour : « Le procureur n'a probablement pas encore lu mes livres » (Spiegel).


Une mémoire retrouvée ?

Quelle lecture peut-on faire de cette épopée ? Yusuf part en quête de ses origines. Mais son père Oguz devient amnésique après avoir poignardé un agent de l’Etat tortionnaire (Ismaël, le frère ennemi de Sair). Son père perd donc son identité et devient Ahmed le boiteux. En effaçant sa mémoire, il s'efface lui-même. Ahmed perd la raison en même temps que la parole. Il les retrouvera en s’engageant à nouveau dans la lutte révolutionnaire, devenant le commandant Ahmed. Pour à nouveau se perdre après la répression sanglante. La nostalgie de la Révolution chevillée au corps, il trouve refuge dans la boisson et rôde comme un spectre sur le mont Gabar près de Diyarbakir où explosent des bombes.
Cette amnésie, ce désarroi et cette nostalgie révolutionnaire valent- ils pour toute une génération ? Les enfants de celles et ceux qui ont subi le coup d’Etat se heurtent-ils à des parents silencieux, disloqués, meurtris et désorientés ? Se heurtent-ils à un passé mutilé et voué aux oubliettes de l'histoire officielle ?
D'autre part cette écriture fragmentaire transpose-t-elle la difficulté d'une réappropriation de la mémoire de cette histoire non officielle ? Est-elle une manière de pouvoir affronter peu à peu, lambeau par lambeau, les traumas historiques du pays pour faire enfin remonter le refoulé ? Une tentative de reconstruction identitaire après toutes les violences subies d’un régime totalitaire ?
Si ce livre rencontre un beau succès auprès de la jeune génération en Turquie, c'est sans doute parce qu'il répond à ses attentes d’une parole qui lève les tabous sur un chapitre sombre de l’histoire.

Mais Tol est avant tout une oeuvre littéraire qui ne se réduit pas à un roman politique et peut se lire à de multiples niveaux – l’histoire politique, les personnages, l’imaginaire déployé, la braise de la langue. On entre différemment selon sa sensibilité dans ce roman polymorphe. Pour ma part, outre la première page comme un coup de poing, j’y suis rentrée assez tard, à deux doigts de la cirrhose du foie. Au chapitre 12 avec l'apparition de la voix d’Oguz, sa fine plume et son univers. Ensuite je ne l’ai plus lâché, emportée par la fièvre des mots et le souffle épique de l'auteur.


Une verve embrasée, rageuse et poétique


Dans un flot de mots volcaniques, Sair déverse sa colère : « J’ai quitté les ténèbres des beaux quartiers pour retourner vers la vraie vie. Vers le désespoir, les peurs, la réalité, qui reste auprès de moi comme un chien fidèle, que je ne caresse jamais, mais qui me rend fou. Chaque pas me rapproche des montagnes, des rocs et des oiseaux, me ramène vers la colère. Rivé à mes papiers, je lancerai mes éclats de rire vers l’abîme. »
La rencontre des parents de Yusuf est ainsi décrite : « Le boiteux s'est épris du visage estropié. » Les handicaps physiques sont une métaphore des blessures et ravages. La nouvelle « les centimètres » est une belle allégorie d'une revanche prise par Oguz qui regagne symboliquement ses 7 cm manquants à sa jambe gauche par quatre actes : partir, lire, conter, écrire.
La texture poétique de Tol est importante. Ce n'est pas étonnant quand on sait que Murat Uyurkulak a commencé à l’écrire à partir d'un long poème qu'il avait délaissé.

Le style atypique et foisonnant de Tol est un savant mélange d’une langue parlée - un argot heurté et chaotique à l'image d'une langue turque novatrice - et d'une langue littéraire d'un haut niveau – l'auteur a grandi entouré de livres et son père, professeur de littérature, parlait un turc impeccable. « Contrairement à la syntaxe du français (sujet - verbe - complément), le turc est une langue dite agglutinante où l'on ajoute des suffixes les uns aux autres, permettant ainsi une innovation permanente. Elle est avant tout une langue orale alors que le français est une langue écrite davantage figée », souligne Emmanuelle Collas, turcophone et directrice éditoriale de Galaade.
C'est dire la gageure relevée par le traducteur Jean Descat de passer de cette oralité au français en donnant à entendre les multiples hybridations. Sensible à la prosodie turque, il a su rendre le rythme, les assonances, la poésie et les différents niveaux de langue.

Enraciné dans la tradition du conte oriental, Murat Uyurkulak s’inscrit aussi dans la modernité. Très joueur et irrévérencieux à l'égard de la langue, et sans se prendre au sérieux d’une posture d’écrivain, il fait oeuvre de plusieurs trouvailles stylistiques, tel le passage où il agglutine les mots pour dire une rupture amoureuse : « Esmer est partie. Il y a un homme, nommé tantpissitu nemecomprendspasmaisessaiedecomprendre et puis un autre, du nom de lafleurdoitsetrouveraudessousdemonmembreviril, et puis ça a été jaimebienmesconfituresarchicuites ensuite les bouteillesdrelindrelinducircassienauxcheveuxcrasseux les a rejoints, suivi de ilesttempsdeteréveillerallezbonsangréveilletoi… »
Ou le passage où il torture ses mots, les estropiant à l'image des corps battus et mutilés : « Ils tirt sr les jnes... Ils algnent Esmr, Slen, Kmam’, Brc et les autres ctre 1 mur, ils jrent, ils les bttent pdant des hres, ils st cverts de sng… Sair rssort de l'intrgatoire en ttubant… ».

Dans ce roman, seuls deux mots sont kurdes : Baran (un prénom), et tol (le titre). Mais l’auteur est sensible à la langue kurde et lui rend un bel hommage : « Tandis qu'il parlait, j’avais l'eau à la bouche comme si je mâchais un fruit acide, j'éprouvais des sentiments étranges. J'avais l'impression de vivre en des temps très anciens. »


L'auteur et la littérature turque

Qui est donc Murat Uyurkulak ? Né en 1972 à Aydin, il fait des études d'art et de droit avant d’être exclu de l’université. Il a exercé plusieurs métiers : serveur, photographe, technicien, journaliste, éditeur et traducteur pour plusieurs maisons d'éditions (traduisant notamment Bakounine). Il travaille aujourd'hui comme traducteur pour le milieu des médias et réside à Istanbul.
Fervent lecteur de Nazim Hikmet, on retrouve dans son roman la noblesse des vaincus qui toujours se relèvent. Le poète apparaît sous le nom de Varna Nazim. Il connaît bien la littérature turque d'aujourd'hui et suit avec attention les auteurs kurdes : Mehmed Uzun, Helim Yusuf, Remezan Alan-Satum et Ozmen de Sener.
L’écriture de Tol s’est étalée sur cinq années (1996-2000), mais avec une période concentrée de deux mois où il s'est enfermé dans son appartement avec « rien d'autre que des nouilles et du raki » (Spiegel).
Publié en 2002 en Turquie aux éditions Metis, Tol a été salué par la critique comme une des voix subversives de la littérature turque. Avec sa sixième réimpression, il dépasse les 20 000 exemplaires, remportant un beau succès parmi la jeunesse du pays. Son adaptation théâtrale lui a donné un nouvel écho. Son second roman, Har (2006), signifie la braise, l'ardeur. Ses deux livres sont publiés en Allemagne.
Il travaille à son troisième roman Merhume (défunte). Consacré à sa grand-mère, l'auteur s'aventure en terre féminine et se démarque de son premier roman très masculin où les femmes apparaissent comme des ombres. On en sait peu sur Canan, la mère de Yusuf, sur Esmer (littéralement la brune), Ada (l’île) ou bien encore Sarsin (la blonde).
Murat Uyurkulak est également l'auteur d'une nouvelle à quatre mains – « Le Derviche » (2008).

Quel écho Tol aura t-il en France où l'on méconnaît la culture turque et sa littérature contemporaine (exceptés le prix Nobel Orhan Pamuk et Nedim Gursel, installé à Paris). Pourtant cette littérature est foisonnante. Pas moins de 300 écrivains et éditeurs étaient présents à la Foire du livre de Francfort en 2008. Une vague impressionnante qui a très peu touché les éditeurs français. Mais, grâce au coup de projecteur donné par « L'année de la Turquie » qui s'achève à la fin du mois, une douzaine de romans turcs sont parus en France. C’est rare.
Tol n’est pas un roman commercial et la voix de l’auteur peut faire peur. Chapeau bas à la maison d’édition Galaade, engagée et indépendante, qui aime prendre des risques et nous offre là une belle découverte. Murat Uyurkulak, un nom à retenir.


Source : Mouvement.net, 03.03.2010 (URL : http://www.mouvement.net/critiques-cc2be1809f2b591a-tol-un-roman-brasier)


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