lundi 24 mai 2010

L'élection de Kemal Kılıçdaroğlu à la tête du CHP va-t-elle transformer la vie politique turque ?


Kemal Kılıçdaroğlu a été élu, samedi 22 mai, à la tête du CHP par le 33e congrès du parti dont les participants enthousiastes ont accueilli leur nouveau leader aux cris de «Kemal premier ministre !» Cette élection était attendue depuis qu’au début de la semaine Kemal Kılıçdaroğlu avait déclaré sa candidature, anéantissant définitivement les tentatives de retour de Deniz Baykal. Pour nombre d’experts la voie du changement aura été ouverte par une série d’évolutions intervenues à l’intérieur du parti. Il y a une semaine, en effet, 77 délégués provinciaux (sur 81), 60 députés (sur 93) et surtout Önder Sav, le tout puissant secrétaire général du CHP (ami de Deniz Baykal depuis plus de 50 ans), avaient apporté leur soutien à celui qu’on appelle «le Ghandi de la Turquie», eu égard à sa ressemblance physique et morale avec l’ex-leader indien. Toutefois, force est de reconnaître que l’arrivée à la tête du CHP de la seule personnalité dont l’aura dépasse de très loin les frontières de l’organisation du parti, s’est inéluctablement imposée. Par sa démission, Deniz Baykal avait créé un vide politique destiné à n’être comblé que par son seul retour mais, au fil des jours, ce scénario déjà joué il y a dix ans, est apparu de plus en plus illusoire. Dès lors, tandis que l’espoir du renouveau commençait à poindre dans les milieux laïques, la nécessité du changement a fini par s’imposer, même au sein de l’administration du parti qui semblait pourtant définitivement acquise à Deniz Baykal.


L’élection de Kemal Kılıçdaroğlu ne concerne pas que les équilibres politiques internes du parti kémaliste, elle est susceptible de transformer le cours de la vie politique turque dans les prochains mois. Pour beaucoup, y compris dans les milieux laïques, Deniz Baykal est celui qui a perdu 4 élections générales (1995, 1999, 2002 et 2007) et qui est responsable d’une dégradation de l’image du CHP dans l’opinion publique, en bref celui qui bloque, depuis des années, le renouveau de la gauche turque. Par sa réputation d’homme intègre, par l’élan qu’il a su créer lors des dernières élections locales à Istanbul, Kemal Kılıçdaroğlu serait donc véritablement l’homme de la situation.

Il est vrai que les atouts du nouveau leader sont nombreux. De par sa formation, c’est un homme de dossier doté de solides compétences économiques, financières et sociales. À l’origine inspecteur au ministère des finances, il a exercé de multiples fonctions, participant notamment à la gestion de fonds de pension, siégeant au sein du conseil d’administration de la «İş Bankası» (l’une des principales banques turques) ou présidant l’association de défense des contribuables. Authentique homme de gauche depuis sa jeunesse, il n’a pourtant été élu que tardivement au parlement (2002), mais s’est distingué depuis en se faisant le champion de la lutte contre la corruption, un thème qui a été au centre de sa campagne de candidat à la mairie d’Istanbul, au printemps 2009. Hier, lors du discours qu’il a prononcé devant le Congrès du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, a mis en avant cet engagement et ce profil. Tout en affichant les priorités sociales de son programme (lutte contre le chômage et la pauvreté), il a durement attaqué la classe politique au pouvoir, en l’accusant de séjourner dans des hôtels 7 étoiles, d’abuser des jets privés et des voitures de fonction, ou d’envoyer ses enfants étudier aux Etats-Unis. Il s’en est pris aussi à «l’empire de la peur» que le gouvernement actuel aurait contribué à instaurer pour interdire les critiques le concernant, et pour étendre son emprise sur la presse et les médias.

Un autre atout du nouveau leader du CHP est d’être originaire de la province kurde alévi de Tunceli (Dersim). Car, pour étendre son influence, le CHP devra impérativement retrouver un rayonnement dans l’Est du pays d’où il est désormais quasiment absent. Pour ce faire, il faudra néanmoins revoir la ligne nationaliste et sectaire adoptée, ces dernières années, par Deniz Baykal, à l’égard de la question kurde. On se souvient notamment que le CHP avait violemment combattu l’ouverture démocratique kurde et que, pendant les débats parlementaires sur ce projet, l’un de ses membres, Onur Öymen, avait même scandalisé Kurdes et Alévis en mettant sur le même plan les massacres de Dersim de 1938 et la Guerre d’indépendance (cf. notre édition du 22 novembre 2009). L’entreprise de Kemal Kılıçdaroğlu sera en l’occurrence d’autant plus difficile que certains membres et électeurs du parti restent assez chauvins et seront peut-être méfiants à son égard. Certains s’interrogent ainsi sur la capacité de Kemal Kılıçdaroğlu à prendre en main l’appareil du parti et à impulser les changements annoncés. Quelques fidèles de Baykal (Savcı Sayan, Mesut Değer, Yılmaz Ateş et le tristement célèbre Onur Öymen) devraient être écartés de la direction du parti, tandis que Gürsel Tekin, le responsable stambouliote de celui-ci devrait en devenir le numéro 2, mais le secrétaire général Önder Sav et sa garde rapprochée, qui se sont ralliés à la candidature de Kemal Kılıçdaroğlu et lui ont permis de triompher, conserveront probablement leurs positions.

Pourtant, ces handicaps pèsent peu actuellement par rapport aux espoirs qu’a fait naître, dans le camp laïque, l’élection de ce nouveau leader. S’il parvient à incarner une ligne politique innovante rassemblant ceux qui constituent l’électorat traditionnel du CHP, ceux qui continuent à voter pour lui en se pinçant le nez, et ceux qui donnent leur voix à l’AKP moins par réelle conviction que pour marquer leur rejet de l’Etat profond, «Gandhi Kemal» peut espérer défier celui qu’il a appelé, samedi, «Recep Bey» (Monsieur Recep, nouvelle appellation plus commune préférée à celle plus sarcastique et plus guindée de «premier ministre», utilisée généralement par Deniz Baykal). En ce sens, l’arrivée de Kemal Kılıçdaroğlu au plus haut niveau du jeu politique turc, a de quoi inquiéter l’AKP, au moment même où la formation gouvernementale a initié une révision constitutionnelle incertaine, qui doit faire l’objet d’un référendum, le 12 septembre prochain. Ce référendum pourrait être le baptême du feu pour le nouveau leader du CHP, à condition que le paquet de révision constitutionnelle, soumis par le parti kémaliste à la Cour constitutionnelle le 17 mai dernier, ne soit pas annulé. En tout état de cause, des élections législatives devant avoir lieu l’année prochaine, on peut dire d’ors et déjà que l’arrivée de ce nouveau leader à la tête du parti kémaliste risque de lancer rapidement des débats de campagne électorale, et que dans un tel contexte, «Kemal Bey» sera sans doute un adversaire beaucoup moins facile pour «Recep Bey» que «Deniz Bey».

Source : Blog de l'OVIPOT, Jean Marcou, 23.05.2010 (URL : http://ovipot.blogspot.com/2010/05/kemal-klcdaroglu-elu-nouveau-leader-du.html)

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