lundi 7 décembre 2009

Les étudiants aiment-ils vraiment manifester?

Le fun des manifs et grèves, désormais passé du côté des collectifs sociaux comme Génération précaire, est en perte de vitesse à la fac.

Curieux paradoxe: Juliette est en sociologie politique, étudie les mouvements sociaux à Paris XIII et ses profs sont plutôt «au taquet» quand il s'agit de monter au créneau contre la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des Universités). Le mouvement étudiant? Elle s'en tape. Ses copines aussi. D'autres personnes, croisées ici ou là, tout autant. Des jeunes encore assis sur les bancs de la fac. Pourtant en tous points conformes au portrait-robot de l'étudiant engagé. Habillés à la cool, projetant de travailler dans l'enseignement, l'associatif ou l'humanitaire. Politiquement à gauche de l'échiquier politique, voire à la gauche de la gauche... Et quand venait le moment d'aborder leur mobilisation à la fac, la sentence tombait: «Les grèves, j'en ai marre»... «Je supporte plus les AG, ni les gens qui descendent dans la rue scander des trucs qu'ils comprennent même pas». Bref, un discours digne d'un militant de l'UNI, le syndicat très orienté à droite, qu'on aurait interrogé au journal de 20 heures un jour de blocage de fac. Un comble.


Un jeune sur deux n'a jamais mis les pieds dans une manif

Chez Slate, on s'est demandé récemment s'il n'y avait-il pas quelque rite de passage, quelque attitude réflexe imposant au jeune fraîchement bachelier de se mobiliser? De bomber le torse et de hausser le ton pour s'insurger contre la casse généralisée du service public, la privation rampante de l'Université ou la mise à mort de l'égalité des chances? Bref, s'il fallait faire la grève pour être considéré comme un VRAI étudiant...

Le baromètre étudiant de l'Ifop de mars 2009 indique qu'ils se déclarent à 61% prêts à faire la grève (mais ce n'est qu'une déclaration d'intention). Dans les faits, les chercheurs estiment qu'un jeune sur deux a déjà participé à une manifestation. Un constat en général positivement interprété comme la preuve d'un engagement important. Pourtant, cette répartition indique aussi qu'un jeune sur deux n'a JAMAIS mis les pieds dans une manif... Et chez les étudiants, une bonne moitié de la fac reste en marge de tous les mouvements. Par apolitisme ou par indifférence, par manque de temps ou simplement par flemme... Mais aussi souvent par lassitude vis-à-vis d'une agitation un peu routinière et à l'efficacité limitée (un syndicaliste résumait ainsi l'état d'esprit actuel: «Avec la LRU, on a perdu deux fois, en 2007 et en 2009»).


Des étudiants et des clichés

Pour comprendre comment les étudiants perçoivent les mouvements qui agitent les facs il faut déjà savoir à quoi ils ressemblent vraiment. Or quand je lui ai fait part de mon projet d'article, un de mes amis m'a répondu: «Tu travailles sur les étudiants grévistes, tu veux dire ces filles qui portent un keffieh même au mois d'août?» Bonjour le cliché! Il n'est pas le seul. La photo du bandeau de la page d'accueil du site officiel et pédagogique consacré à la "Nouvelle Université" est assez révélatrice de l'idée totalement à côté de la plaque qu'on se fait au ministère de ce qu'est un étudiant! On croit rêver: entre Beverly Hills et Hélène et les Garçons, le casting effectué laisse franchement songeur et donne du crédit aux fantasmes d'une fac privée hyper sélective ressemblant plus à un campus californien qu'à une fac française.

Or l'étudiant moyen ne ressemble ni à cette caricature publicitaire du djeuns cool et apolitique, ni au protestataire enragé que se représentent parfois ceux qui n'ont jamais mis les pieds sur les bancs de la fac. L'étudiant moyen, c'est celui qui n'est ni devant en amphi, ni tout à l'arrière du côté des jeunes rebelles. Qui ne va pas à toutes les AG, mais ne pense pas uniquement que la grève équivaut à trois semaines de vacances. Qui n'a pas eu de parents syndicalistes ou encartés dans un parti, mais pas non plus des géniteurs avachis devant leur télé et gavés de programmes de télé-réalité. Qui est plutôt à gauche (l'effet de l'âge joue aussi, 58% des 18-24 ans ayant voté Royal au deuxième tour en 2007) mais ne s'interdit pas de penser en dehors des carcans idéologiques quand on lui en donne l'occasion.

Un type de jeune qui peut constituer le gros du cortège, entre les syndicalistes étudiants du devant et les «totos» qui ferment le rang et cherchent à en découdre avec les forces de l'ordre. Mais qui peut aussi rester sur le côté, voire se plaindre des mobilisations dans les facs...

En fait, soutenir aujourd'hui qu'il existe une communauté étudiante pose problème. La massification de l'enseignement supérieur a eu pour effet d'atomiser les étudiants, et la vie sociale très intense des écoles et des filières sélectives (soirées d'intégration, associations et BDE très actifs) a peu à voir avec l'encadrement très lâche de l'étudiant de fac de sciences ou de lettres/sciences humaines. Il en résulte un certain flou identitaire propre à cette période de la vie. «Le statut d'étudiant ne fait plus sens» écrivaient déjà, en 1992, Didier Lapeyronnie et Jean-Louis Marie dans Campus Blues.


Le blues étudiant

Ne nous méprenons pas: les jeunes étudiants ne sont dans l'ensemble ni de fervents sympathisants du gouvernement Fillon, ni des admirateurs secrets de Pécresse et de Sarkozy. Loin de là! Simplement les manifs les ennuient, les blocages les énervent et les discours militants les blasent. Sur les campus, on entend ça partout: oui, les combats étudiants sont idéologiquement justes. Mais non, je n'ai pas envie d'aller manifester une énième fois. Ce que résume un étudiant de la Sorbonne: «A force, on finit par se tirer une balle dans le pied. Je préférerais un vrai gros mouvement tous les dix ans, quitte à y laisser un semestre ou une année, plutôt que d'essayer de rejouer 68 tous les deux ans».

S'ajoute à cela une profonde ambiguïté que relève la sociologue Anne Muxel (du Cevipof, le centre de recherches en sciences politiques de Sciences-Po): tout en sachant que l'Université a besoin d'évoluer, les étudiants restent attachés à la protection des principes qui la régissent, comme l'égalité des chances et l'absence de sélection à l'entrée. Conservateur et frondeur, politiquement passionné mais profondément pessimiste, l'étudiant (moyen) serait-il au final un Français (moyen) comme les autres?

Le mouvement étudiant s'apparente parfois plus à un ras-le-bol, à ce blues étudiant maintes fois pointé qu'à une revendication précise. De ce point de vue, il est clair que les mobilisations anti-LRU avaient du mal à rencontrer un enthousiasme comparable à celui du CPE. Le CPE, c'était l'avenir des étudiants, une menace qui concernait très directement leur entrée sur le marché du travail. La LRU est à l'inverse un combat qui concerne l'Université elle-même, pas ceux qui en sortent ou qui, dans leur tête, ne conçoivent la fac que comme un passage, y prenant ce qu'il y a à prendre dans une attitude consumériste qui a été souvent décrite par les chercheurs. Les étudiants ont une vie qui a démarré avant la fac et qui continuera après, et c'est parfois cette vie extra-universitaire qu'ils privilégient. Difficile, dans ces conditions, de déclencher les passions sur les campus.


Le militant, tête de turc des étudiants

Le problème avec les militants, c'est que ce sont toujours un peu les mêmes du début du collège à la troisième année de licence. Le militantisme est une vocation, un état d'esprit et la carrière «militante» démarre en général très tôt. Pour suivre une mobilisation il faut être capable de décrypter le lexique militant, de comprendre les enjeux, de savoir à quoi sert une coordination nationale... Il faut pouvoir apprendre le mot d'ordre du jour, savoir le ressortir intact au milieu d'une intervention en amphi, marteler le message. Bref, faire de la politique.
Et les jeunes n'aiment pas beaucoup LES politiques, même s'ils s'intéressent à LA politique. Ils regardent d'un œil moqueur ou simplement blasé les querelles internes ou entre organisations représentatives, à la représentativité pourtant limitée. Ils ne voient souvent dans les agitations syndicales que manœuvres politiques et risque de récupération. Et ont du mal à digérer les vases communicants entre l'Unef et le PS, alors même que pour les militants la continuité de leur engagement politique est une sorte d'évidence. Un rapport récent de l'Observatoire de la Vie Étudiante (L'OVE, comme on l'appelle affectueusement) s'est penché sur Les engagements des étudiants: il en ressort en effet que la frange militante est assez éloignée du commun des étudiants Français.


Faut-il faire la gueule pendant la manif?

Quand on interroge des syndicalistes étudiants de 20 ans, on a parfois l'impression de parler à un vieux roublard de la politique en pleine campagne électorale. Pas un mot plus haut que l'autre. Pas d'improvisation. Pas beaucoup de franchise, non plus... L'esprit un peu terne de la mobilisation étudiante se retrouve dans les manifs. Du fun dans les défilés? Sacrilège. Une jeune militante d'un syndicat indépendant: «non, non. C'est pas la question. On croit à des valeurs, c'est pour ça qu'on se bat.» Pour le fun, on repassera... Or le désir d'engagement des étudiants est d'autant plus fort que les mouvements peuvent correspondre à des moments durant lesquels le sérieux et la routine des études sont mis entre parenthèses. Ils envisagent ces ruptures du quotidien comme une sorte de team building pour leur promo, destiné à resserrer des liens qui le reste du temps sont faibles, voire carrément inexistants.

On croise aussi parfois des jeunes authentiquement anti-manifs. Mais pas nécessairement pour des raisons politiques. «Avec les syndicats c'est toujours pareil: on vient nous culpabiliser en début d'année, nous expliquer que si on n'agit pas on est des petits égoïstes. C'est pas comme ça qu'on va nous convaincre. Si au moins il y avait des actions ludiques, si on nous faisait un peu participer...»

On a pourtant vu en quelques années émerger une génération de militants drôles, ne jurant que par l'action médiatiquement rentable et efficace à court terme. Des terroristes du militantisme - happening dont les frappes très ciblées doivent avoir un retentissement maximal: Génération précaire, Jeudi Noir, Sauvons les Riches, Brigade Activiste des Clowns (BAC), de nombreux mouvements animés par des jeunes se revendiquent de ces méthodes plus ludiques.


Les jeunes ne sont pas des moutons

Oui, mais... sauf à transformer le mouvement étudiant en un flash mob géant, il faudra bien reprendre le dur chemin des manifs et des grèves. Plus qu'une question de chiant Vs rigolo, la mobilisation est surtout affaire de motivation sur la durée. Or l'enthousiasme des étudiants, s'il n'est pas en cause, ne s'exprime plus selon la même temporalité. « Les étudiants veulent garder leur autonomie, leur marge de manœuvre... Ils peuvent s'engager vite, mais gardent la possibilité d'un désengagement rapide», résume Anne Muxel. En fait, ils ne supportent plus d'être considérés comme des moutons: que ce soit par les médias, par le ministère ou par les syndicats. Est-ce à cela qu'on reconnait la génération Y, celle qui revendique son autonomie et se méfie comme de la peste des idéologies comme des appareils?

Après la gueule de bois post-LRU, les syndicats remobilisent patiemment sur des sujets concrets comme le logement ou l'inquiétante aggravation de la précarité étudiante. Mais les prochaines explosions de colère viendront sans doute du gouvernement lui-même. Dans le rapport de l'OVE, on peut lire ce que Christian Le Bart et Pierre Merle écrivaient en 1995 (1): « Il faut la maladresse d'un gouvernement s'attaquant aux symboles résiduels de la condition étudiante pour reconstituer la communauté du même nom». On a vu effectivement ce qu'une telle maladresse pouvait apporter au mouvement étudiant au printemps 2009!

(1) Christian Le Bart, Pierre Merle, La citoyenneté étudiante. Intégration, participation, mobilisation, Paris, PUF.

Source : Slate.fr, Jean-Laurent Cassely, 08.12.2009 (à retrouver sur http://www.slate.fr/story/14113/etudiants-manifs-greves-aiment-ils-vraiment-manifester?page=0,1)

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