dimanche 21 mars 2010

L'Université Bilgi à Istanbul : "un savant cocktail de collectivisme, de libéralisme et de camaraderie gauchiste à la sauce Bosphore"

Dans une autre vie, on aimerait étudier à l'université de Bilgi, à Istanbul. Des trois campus qui la composent, on choisirait « Santral », niché tout au fond de la Corne d'Or, sur le site de l'ancienne centrale électrique devenue, avec son espace d'art contemporain et ses deux cafés branchés, un phare culturel de la vie stambouliote. On s'inscrirait en histoire, parce que c'est une des spécialités de la fac, et pour assister aux cours de Murat Belge, une icône en Turquie. On ferait même du bénévolat auprès des habitants des quartiers - sensibles - où la fac s'est installée. Parce que c'est dans l'« esprit Bilgi ». Et comme le rappelle Ozlem, une ancienne étudiante, « on n'étudie pas ici par hasard ».

En attendant cette autre vie, il neige dru sur le Bosphore, en cette fin février, lorsque nous franchissons l'entrée du campus - en simple visiteur. Contraste saisissant entre les immeubles du quartier de Santral et les lignes pures des bâtiments de l'université : d'un côté, des garages automobiles décatis devant lesquels s'amoncellent pneus et jantes de voitures ; de l'autre, l'énorme cube de Santralistanbul (l'ex-usine transformée en musée), les rectangles fonctionnels des salles de cours et la petite maison 1900 où sont rassemblés les bureaux de l'administration. On patine jusqu'à la cafète chic et cool, dont l'enseigne - le croisement d'une faucille et d'une... fourchette - offre un bon indice sur l'« esprit » des lieux : gaucho mais pas trop, libéral (on est dans une université privée) et libertaire (toutes les décisions importantes sont prises de façon collégiale) ; frondeur, résolument international (les cours sont dispensés en anglais) et accroché à son objectif de gestion socialement responsable, puisque le gardiennage et l'entretien de la fac, pour ne citer qu'eux, sont assurés exclusivement par des habitants du quartier.

Bilgi, c'est ça : un savant cocktail de collectivisme, de libéralisme et de camaraderie gauchiste à la sauce Bosphore. Mais c'est d'abord l'idée - et l'argent - d'un homme, Oguz Ozerden. Un personnage de roman, quadragénaire attachant et pas facile à déchiffrer, avec son regard plissé fendant un visage rond, en­cadré de boucles d'ange (brunes). Issu de milieu modeste, Oguz a fait fortune un peu par hasard à la fin des années 80, quand l'industrie des télécoms a explosé en Turquie. « The right man at the right place », comme on dit. Qui se retrouve tout d'un coup assis sur une pile de millions. Et décide d'en faire profiter les autres : « J'ai d'abord pensé à un "think tank" [une cellule de réflexion, NDLR], raconte-t-il en cette fin d'après-midi neigeuse, tassé dans le canapé de son bureau, mais je trouvais qu'il manquait à Istanbul un lieu où l'on enseignerait les sciences sociales en toute liberté - alors, on a créé une fac privée. »

Si Istanbul est un train lancé à toute vapeur sur les rails de la modernité, elle le doit à quelques puissantes locomotives. Bilgi en est une. Lorsqu'elle ouvre ses portes (en 1996, après deux années de tracas administratifs), 95 % de l'enseignement supérieur turc est en effet assuré par le secteur public. Des facs parfois excellentes, comme Bilkent, à Ankara, étroitement contrôlées par le pouvoir après le coup d'Etat militaire du 12 septembre 1980 - et toujours sous surveillance dans les disciplines sensibles. Quand l'étau politique se desserre au début des années 90, avec la libéralisation de l'économie, Oguz fonce dans la brèche et convainc ses « idoles intellectuelles », des profs chassés de leur poste après le coup d'Etat, de le rejoindre ; il débauche aussi dans les facs publiques et n'hésite pas à bousculer les convenances. Il refuse de jouer les présidents de fac autoritaires ou paternalistes. Pas de « hiérarchie », tout se discute, mê­me si « les décisions doivent être prises rapidement, je suis intransigeant là-dessus ». Par ailleurs, l'université s'inscrit dans le corps d'Istanbul, et pas forcément dans ses replis les plus ragoûtants : le premier campus ouvre à Kustepe, quasi-bidonville en plein coeur de la ville.

Les bases sont posées : sus aux tabous ! C'est entre les murs de Bilgi qu'a lieu, en 2006, le premier col­loque d'historiens turcs sur le gé­nocide arménien (une expression que l'article 301 du code pénal turc interdit toujours de prononcer). Remous, pressions, manifs, menaces : les dirigeants tiennent bon et, depuis, le dialogue entre Turcs et Arméniens a fait un véritable bon. C'est ici aussi que la question kurde est le plus souvent débattue ; ou qu'est créé le premier club d'étudiants gays-lesbiens en Turquie... sans d'ailleurs que le gouvernement s'en offusque.

Oguz Ozerden a son explication : « Alors que le port du voile est interdit dans les facs, nous avons adopté une attitude tolérante : les étudiantes peuvent le garder sur nos campus tant qu'elles ne font pas de prosélytisme. Je crois que le gouvernement actuel [conservateur-islamiste] s'en est souvenu, et qu'il ferme les yeux sur certaines choses, même si elles ne lui plaisent pas beaucoup... »

Un homme, une vision, et la bonne fenêtre de tir : brelan gagnant. Trois cents étudiants s'inscrivent la première année. Ils sont aujourd'hui dix mille (auxquels s'ajoutent sept cents chercheurs et employés), et le cursus s'est élargi aux maths, à l'économie, au journalisme, à l'archi­tecture. Sans abandonner son rôle de « bélier », dans une ville-monde où les traditions ne comptent pas pour du beurre, dans une République turque où la liberté de penser se paye encore, sur les terrains mi­litaire ou religieux, en peines de prison ou en balles de plomb, comme l'a montré l'assassinat de Hrant Dink, il y a trois ans.

« Bilgi est devenue le symbole de la renaissance d'une certaine liberté de penser, confirme Murat Güvenc, le directeur du département d'architecture. Et le génie d'Oguz a sans doute été sa capacité à voir le potentiel des gens. Un tête-à-tête de dix minutes suffit : s'il vous juge doué et sincère, il vous prend sous son aile sans que vous vous en rendiez compte et vous embarque dans l'aventure. Une qualité rare en Turquie, où les gens ont beaucoup de réticences à s'investir dans des projets collectifs, surtout lorsqu'ils visent à transformer la société civile. »

Campus de Dolapdere, quarante-huit heures plus tard. Un vendeur ambulant de petits pains chauds pousse sa précieuse cargaison le long des ruelles pentues. On le suit le long d'immeubles de sept ou huit étages « posés » au bord de ravins qui semblent autant de décharges, jusqu'à l'ancienne usine de moteurs transformée en fac. Un campus aux allures de loft géant, avec ses sols de ciment rouge laqué et ses innombrables escaliers mé­talliques.

Rendez-vous a été pris au département de droit. Une discipline réputée conservatrice un peu partout dans le monde, le droit... Pas à Bilgi. Fidèle au souci d'engagement progressiste et réaliste de l'université, le département a créé cinq centres de recherche sur des problèmes que la société turque, en pleine ébullition, n'a pas réglés : l'atteinte aux droits de l'homme et aux droits des réfugiés, les discriminations, la difficulté d'accès à la justice, ou en­core le fléau de la violence envers les femmes... Des questions que les avocats et juges en herbe prennent à bras-le-corps, sous la supervision de leurs professeurs. En offrant par exemple, comme Ilcit, étudiante de quatrième année, des conseils et des cours à des prisonniers. Huit semaines de taule par an, quand même ! Ou en assurant, comme Melisa, un soutien juridique aux femmes de Dolapdere, qu'elles soient en plein divorce ou victimes de violences conjugales. Ces expériences, les étu­diants des autres facs ne les con­naissent pas : « Pour nos élèves, c'est une chance unique de comprendre que, derrière les "cas" théoriques, il y a toujours une femme ou un homme réels, explique Turgut Tarhanli, le directeur du département. Et pour nous, les enseignants, c'est une façon de rappeler à nos concitoyens que la loi ne prend pas racine dans les sphères du pouvoir, mais au coeur même de la société. Le pouvoir légal leur appartient... encore faut-il qu'ils le sachent, et qu'ils en usent ! »

Oui, Bilgi est politisée. Parce qu'elle s'investit à fond dans la vie de sa cité. Les étudiants d'économie tâtent des lois de l'offre et de la demande sur les marchés de la ville. Ceux d'archi planchent depuis des mois sur la fabrication de cartes retraçant les étapes de l'explosion démographique et du développement culturel et social d'Istanbul. Et dans son cours sur les droits de l'homme, Turgut Tarhanli réserve un trimestre à la théorie, un autre aux techniques du militantisme - organisation de manifs et stratégies de désobéissance civile comprises. Ce deuxième volet est ouvert au public stambouliote, gratis ! Ozerden, qui rêvait d'une fac « poreuse » avec Istanbul, a tenu son pari, même s'il s'empresse de relativiser ce succès : « Hon­nê­tement, je ne suis pas sûr que, malgré nos efforts, plus de 40 % des étu­­diants actuels de Bilgi soient prêts à s'in­vestir socialement ou politiquement dans une cause, lâche-t-il avec une franchise décapante. Les autres sont venus chercher un diplôme et ont déjà l'esprit ailleurs, dans leur futur business. »

40 % d'étudiants « seulement » investis dans une cause ! Sacré Oguz... Car la « porosité » de Bilgi avec sa ville est bien ce qui distingue fon­damentalement cette fac de ses consoeurs privées, qu'elles soient turques ou américaines. L'univer­sité est payante, c'est vrai, et pas donnée : 10 000 dollars par an. Comme bien des universités amé­ricaines, elle s'est constituée en fondation et vit de ses seuls deniers - ce qui, d'ailleurs, pourrait lui coûter cher. En 2006, en effet, Bilgi s'est beaucoup endettée pour créer le campus de Santral. Trop. Elle a dû, pour assainir ses comptes, s'« adosser » à un consortium américain très actif sur le terrain universitaire, Laureate. Un « partenaire » qui a vite compris le potentiel juteux qui se cachait derrière le modèle social de Bilgi, et exigé qu'on revienne sur certains principes clefs de l'aven­ture. Pourquoi embaucher les gens du quartier quand on peut faire appel à des sous-traitants ? Et ce bé­névolat des étudiants auprès de la population locale finit par coûter, n'est-ce pas ? Entré par la petite porte au conseil d'administration de la fac, Laureate pourrait bientôt en être le véritable commandant de bord et chercher, tout simplement, à rentabiliser l'affaire. Istanbul perdrait alors un joyau.

Car cette volonté de s'installer dans les quartiers populaires, le choix d'ac­cueillir 30 % de boursiers, de prê­ter ses locaux et ses équipements à toute association qui en fait la demande (pourvu qu'un employé de Bilgi se porte garant), ont rendu Bilgi unique. Quelle autre fac offre gratui­tement des cours de graff, de photo, de théâtre, de hip-hop aux 15-20 ans du quartier popu où elle s'est ins­tallée ? « Nous accueillons environ deux cents jeunes, raconte Yoruk Kur­taran, directeur du programme pour les jeunes et pilier de la scène heavy metal à Istanbul. Des garçons, des filles, des Kurdes, des Grecs, des immigrés d'Anatolie... En miniature, c'est un bon modèle de la diversité stambouliote, et de sa tolérance : ici, on chante ce qu'on veut, même du rap islamiste. Mais la règle est la même pour tous : les paroles ne doivent jamais remettre en cause le projet de vivre ensemble. » Un bon résumé de la mission que s'est fixée Bilgi, ce drôle de navire qui avance dans la Corne d'Or « comme un brise-glace, tout en douceur, mais en fracassant finalement pas mal d'obstacles », confie Halil Güven, le nouveau recteur de l'université. Et qui tire toute une ville derrière lui.

Source : Télérama, n° 3140, Olivier Pascal-Moussellard, 21.03.2010 (à retrouver sur http://www.telerama.fr/monde/la-fac-attaque,53739.php#xtor=RSS-18)

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