mercredi 24 février 2010

En Turquie, "les équilibres politiques sont en train de changer"

La journée d’hier a vu un nouveau développement spectaculaire dans l’affaire Balyoz, révélée, le 19 janvier dernier, par le journal «Taraf» (cf. notre édition du 21 janvier 2010). Près d’une cinquantaine d’officiers, dont 11 généraux à la retraite, ont été placés en garde-à-vue, au cours d’une opération de très grande ampleur, menée à Ankara, Istanbul, Bursa et Izmir. Parmi les personnes arrêtées, on relève les noms de généraux qui occupaient des fonctions de premier plan en 2003, au moment où le plan Balyoz a été conçu, notamment : le général Ibrahim Fırtına, ancien chef de l’armée de l’air, l’amiral Özden Örnek, ancien chef de la marine, le général Suha Tanyeli, ancien chef du Centre d’études et de recherches stratégiques de l’état-major, le général Ergin Saygun, ancien commandant de la 1ère Armée (au sein de laquelle le plan Balyoz a été préparé) ou le général Engin Alan, ancien chef des forces spéciales, connu pour avoir dirigé, en 1999, l’opération qui devait aboutir à l’arrestation du leader kurde du PKK, Abdullah Öcalan. Toutes ces personnes sont accusées d’avoir tenté de renverser le gouvernement.

Cette opération fait suite à une authentification des documents qui ont été à la base de la révélation du plan Balyoz (CD, documents signés… ). On s’attendait, certes, à des arrestations dans cette affaire, mais on ne pensait pas que celles-ci viendraient aussi vite et qu’elles frapperaient aussi haut. La rapidité de la démarche montrerait donc la détermination des procureurs à aller jusqu’au bout, en intégrant de surcroît l’affaire Balyoz dans l’enquête Ergenekon. Le chef d’état-major, İlker Başbuğ semble avoir été le premier surpris par la soudaineté de ce coup de filet, puisqu’il a dû annuler, à la dernière minute, une visite de deux jours en Égypte… Se souvenant que l’affaire Balyoz avait abouti à la révélation de l’identité de 137 journalistes que l’armée aurait considérés comme de possibles collaborateurs si les complots préparés avaient été mis en œuvre (cf. notre édition du 23 janvier 2010), certains prédisent maintenant une vague d’arrestations dans les milieux médiatiques…

Les arrestations d’hier révèlent aussi les dissensions existant au sein de l’armée, car elles ont frappé en priorité un quarteron de militaires qui se trouvaient dans l’entourage de l’ancien chef d’état-major, Hilmi Özkök, entre 2002 et 2006 (sur la photo qui date de cette époque, Hilmi Özkök, à l’extrême gauche, siège aux côtés des chefs des armées de terre -Aytaş Yalman-, mer -Özden Örnek-, air -Ibrahim Fırtına- et du général commandant la Gendarmerie -Şener Eruygur-, à l’extrême droite) . À plusieurs reprises, ces généraux auraient conçu des plans pour déstabiliser le gouvernement de l’AKP, nouvellement élu, alors même que le général Özkök se serait efforcé de faire avorter de telles tentatives. Pour l’heure, en tout cas, İlker Başbuğ, le chef d’état major en exercice, se retrouve dans une position particulièrement inconfortable, pris entre la nécessité de composer avec le gouvernement ou la justice, et celle de ne pas mécontenter ses propres troupes, dont une bonne partie est de plus en plus exaspérée par les enquêtes judiciaires en cours. Toutefois, on doit observer que si l’armée reste un monde à part en Turquie, les récentes affaires, qui l’ont secouée, incitent à penser qu’elle est devenue une structure de plus en plus perméable. Car, ce sont bien des fuites militaires internes qui ont dévoilé les différents scandales qui minent aujourd’hui le prestige de l’institution.

On ne peut manquer de remarquer également que la vague d’arrestations d’hier survient au moment même où la justice affiche ses divisions, notamment dans le contexte de l’affaire d’Erzincan (cf. notre édition du 17 février 2010) qui a défrayé la chronique la semaine dernière. Affaiblissement de l’armée, affrontements au sein de la justice, tout confirme donc que les équilibres politiques sont en train de changer : l’institution militaire, d’acteur dominant est en passe de devenir un acteur dominé. Pour mesurer, à cet égard, l’évolution qui est en cours, observons simplement qu’en avril 2007 la publication des carnets du général Örnek qui relataient deux tentatives de putsch ayant pour nom de code «Ayışığı» (Lumière de lune) et «Sarıkız» (Fille blonde) avait entrainé la fermeture à l’hebdomadaire «Nokta», alors qu’aujourd’hui ces mêmes complots conduisent le même amiral devant la justice. Indubitablement la démilitarisation est en marche, reste à savoir quelle est la nature du nouveau système qui s’installe progressivement…

Source : OVIPOT, Jean Marcou, 23.02.2010 (à retrouver sur http://ovipot.blogspot.com/2010/02/turquie-vague-spectaculaire.html)

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