Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Marmara, Ibrahim Kaboğlu n’est pas seulement l’un des meilleurs constitutionnalistes turcs, mais aussi un praticien de la défense des droits de l’homme. Au cours des dernières années, il a suivi de très près l’évolution de la citoyenneté et de la garantie des droits en Turquie. En 2005, notamment, alors qu’il présidait le Conseil consultatif des droits de l’homme, lui et son collègue Baskın Oran, avaient fait l’objet d’une procédure judiciaire initiée par des milieux nationalistes, pour avoir préconisé, dans un rapport, une réforme de la citoyenneté, tenant compte de la diversité identitaire et culturelle existant en Turquie. Fort heureusement, Ibrahim Kaboğlu a été relaxé (comme d’ailleurs Baskın Oran), mais cette expérience lui a permis de mesurer l’urgence des réformes qui sont encore nécessaires dans le domaine de l’État de droit. Le 11 mars dernier, Ibrahim Kaboğlu était l’invité du séminaire sur la Turquie contemporaine de l’IFEA pour évoquer la citoyenneté et l’Etat de droit. Dans le sillage de cette conférence, Jean Marcou et Benoît Montabone sont revenus avec Ibrahim Kaboğlu sur les aspects les plus importants de son propos, en lui demandant également son analyse de la réforme constitutionnelle en cours.
Question : Vous avez récemment signé une chronique dans BirGün intitulée « Crise de la Constitution ou Constitution de la crise ? ». La Constitution turque serait-elle la cause des crises politiques du pays ?
Ibrahim Kaboğlu : La Turquie connaît une situation de crise politique à répétition, entre les différentes instances politiques, mais aussi entre les différents pouvoirs, civils, militaires, judiciaires. Tous ces pouvoirs s’appuient sur la Constitution pour légitimer leurs positions, et l’instrumentalisent dans le but de justifier une crise permanente. Or le cadre constitutionnel doit régir les caractéristiques fondamentales de l’Etat de droit qui comporte deux piliers, la séparation des pouvoirs et les droits de l’homme. Ces principes sont acquis, mais des zones d’ombre subsistent. Par exemple, le système de scrutin n’est pas proportionnel et un parti politique doit atteindre le seuil de 10% au niveau national pour être représenté au Parlement. Ce seuil est très élevé et limite la représentation des différentes composantes de l’opinion publique. Un autre exemple intéressant est donné par le pouvoir judiciaire. Même si la Cour constitutionnelle est basée sur un modèle européen, le système judiciaire turc repose sur la séparation des tribunaux de droit civil et de droit militaire. Les militaires ont acquis des droits pour soustraire des affaires spécialisées à la juridiction civile, mais comment distinguer les affaires liées à la fonction militaire des affaires de droit commun ? Il s’agit d’une dérogation constitutionnelle qui n’est pas acceptable dans un Etat de droit.
Question : Les récentes affaires politico-judiciaires révèlent une certaine confusion dans le pouvoir judiciaire turc à l’heure actuelle. Comment l’expliquer ?
IB : Ces affaires sont en effet difficiles à lire. Le niveau politique des acteurs engagés montre des problèmes évidents dans la législation. L’arrestation simultanée de 40 militaires et leur détention collective dans le cadre de l’affaire Balyoz est une démonstration de force du pouvoir politique pour maîtriser les milieux militaires. Dans le même temps, l’arrestation du procureur d’Erzincan, soupçonné d’avoir participé au «plan d’action contre la réaction» montre la volonté gouvernementale d’imposer son autorité aux milieux judiciaires. Mais le schéma d’affrontement entre les tenants de l’islam politique (gouvernement, confréries…) et l’Etat profond (Armée et Justice) se complexifie de plus en plus. Au sein même de la Justice, l’opposition entre les tenants des deux bords s’affiche au grand jour. Les procureurs pro-gouvernementaux se sont organisés au sein d’une nouvelle association indépendante de l’ « Association des juges et des procureurs » (Yargıçlar ve Savcılar Birliği). Les deux courants ont fortement interféré dans l’affaire Ergenekon où les sympathisants du gouvernement ont tenté d’intimider les laïcistes. La politique sous-tend par conséquent de plus en plus les grandes affaires judiciaires en cours.
Question : Si la Constitution est un des fondements de ces crises politiques, il sera nécessaire de la modifier pour dépasser cette situation quasi-structurelle. Une nouvelle Constitution est-elle envisageable ? Sur quels principes ?
IB : Une nouvelle Constitution est en effet nécessaire, elle est évoquée depuis 20 ans maintenant. Entre 1987 et 2004, une dizaine de modifications constitutionnelles ont beaucoup contribué à affermir la garantie des droits et des libertés en Turquie. Les gouvernements ont insisté sur les droits de l’homme, mais ont négligé les aspects institutionnels, qui sont pourtant le deuxième pilier de l’Etat de droit. Depuis, des constitutionnalistes ont développé plusieurs projets à la demande d’associations, de syndicats ou d’autres corps de métiers. La difficulté principale vient du fait que les trois premiers articles de la Constitution actuelle sont inaltérables. Mais, il faut résoudre les points d’achoppement qui empêchent tout consensus sur les questions essentielles : établir une nouvelle définition de la citoyenneté, réorganiser les institutions républicaines, systématiser la garantie des droits et des libertés. De manière générale, il faut supprimer les articles qui soumettent le droit à l’idéologie. Mais seul le Parlement est légitime pour engager une telle révision, et pour l’instant il n’en montre pas la volonté.
Question : Une nouvelle compréhension de la citoyenneté turque vous apparaît nécessaire. Comment la redéfinir ?
IB : La définition de la citoyenneté est un des trois conflits profonds, une des trois ondes de choc qui traversent la société turque, à savoir le problème des identités, la question de la laïcité et les relations entre centre et périphéries. Ces trois questions sont à prendre en compte quand on veut définir les liens entre la Constitution et les pratiques politiques. La nationalité est définie dans l’article 66 de la Constitution, qui stipule : «est Turc quiconque est attaché à l’Etat turc par la citoyenneté». La citoyenneté est donc définie par la notion de nationalité. Cette définition est très problématique, car elle n’est pas cohérente avec le bloc des dispositions constitutionnelles inaltérables. Le dénominateur commun de ces trois articles est la définition même du pays comme «République de Turquie» (Türkiye Cumhuriyeti), et jamais comme «Etat Turc» (Türk Devlet). Par conséquent, l’appartenance ethnique n’est pas un critère de définition de la citoyenneté, mais il a été interprété comme tel dans certains arrêts de la Cour constitutionnelle qui font jurisprudence. Cet article doit être révisé ou reformulé. Deux choix ont été proposés dans le cadre des projets de nouvelle Constitution : une nouvelle formulation basée sur le mot «Turquie», ou la renonciation à formuler une définition de la citoyenneté. Dans le premier cas, on peut proposer «Citoyen de la République de Turquie» (Türkiye Cumhuriyeti Yurtaşı), «Citoyen de Turquie» (Türkiye Yurtaşı) ou «Celui qui est de Turquie» (Türkiyeli). Le sens territorial de Yurt (Pays) permettrait ainsi d’élargir la question de la citoyenneté et de la démarquer totalement de l’ethnicité.
Question : Le gouvernement a lancé le 22 mars dernier une révision constitutionnelle qui, d’une part, restructure le HSYK et la Cour constitutionnelle et, d’autre part, réforme la procédure de dissolution des partis politiques. Quelle analyse faites-vous de ce projet de réforme ?
IB : Une bonne partie des modifications envisagées sont relatives à des articles concernant les droits de l’homme. Cependant, elles sont très dispersées, manquent de cohérences internes et ne reflètent pas toujours des priorités... En fait, le paquet constitutionnel s’appuie sur les trois piliers suivants : la restructuration de la Cour constitutionnelle, la restructuration du HSYK (Le Conseil supérieur des juges et des procureurs) et la procédure de dissolution des partis politiques.
Tout d’abord, en ce qui concerne la Cour constitutionnelle, il y a trois nouveautés principales. La première concerne l’étendue des compétences de la Cour, avec notamment la reconnaissance du recours individuel qui vise à permettre à la Cour constitutionnelle d’assurer directement la protection des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme. La seconde affecte la structure même de la Cour qui sera composée de deux chambres et d’une assemblée plénière. La troisième permet l’élargissement de la composition de la Cour, puisque le nombre de ses membres passera de 11 à 17. Le Président nommera directement 4 membres et indirectement 10 membres. Les trois membres restant seront élus par le Parlement.
Question : Comment analysez-vous ce nouveau statut de la Cour constitutionnelle?
IB : Personne ne conteste le besoin de réformer la Cour constitutionnelle. Toutefois, par la réforme envisagée la Cour constitutionnelle risque d’être transformée en une Cour dévouée à l’AKP, du fait que la majorité de ses membres pourront être désignés d’une façon directe ou indirecte par les pouvoirs exécutif et législatif. Par exemple, le Président de la République va désigner trois membres parmi les candidats proposés par le Conseil de l’Enseignement supérieur (YÖK). Or, celui-ci fonctionne comme un organe gouvernemental. Récemment, le Président de la République a nommé un membre parmi les trois professeurs (dont aucun n’était juriste) présentés par le YÖK. Ce nouveau membre va donc commencer à apprendre le droit et le contentieux constitutionnels à 44 ans et, d’après l’article provisoire du paquet constitutionnel, il restera à la Cour constitutionnelle jusqu’à l’âge de la retraite ! Si les modifications concernant la Cour constitutionnelle sont envisagées dans leur globalité, il est possible d’avancer que l’objectif visé est plutôt d’avoir un “Conseil gouvernemental” qu’une Cour vraiment indépendante et impartiale.
Question : Qu’en est-il des modifications qui affectent la composition du HSYK (Le Conseil supérieur des juges et des procureurs) ?
IB : Le HSYK, composé actuellement, d’une part, de juges élus par la Cour de cassation (3) et le Conseil d’Etat (2) et, d’autre part, du ministre et du secrétaire d’Etat à la justice, verra sa composition modifiée essentiellement pour limiter l’influence de ces deux cours suprêmes. En prévoyant l’augmentation du nombre des membres du HSYK à 23, en donnant la possibilité aux juridictions ordinaires d’en désigner 10 et en confiant au Président de la République le soin de nommer 4 personnalités extérieures, la réforme vise, en réalité, à diminuer la place centrale occupée par la Cour de cassation et par le Conseil d’Etat au sein de cette institution. De surcroît, le ministre de justice et le secrétaire d’Etat à la justice conserveront leur place.
Une remarque rapide peut être faite à cet égard. L’élargissement et la diversification des membres du HSYK peuvent certes être conçus comme une ouverture positive. En revanche, le pouvoir de nomination accordé au chef d’Etat et la présence d’un ministre et d’un secrétaire d’Etat dans ce Conseil montrent plutôt une volonté de maintenir une influence de l’exécutif sur la justice, au lieu d’assurer à celle-ci un statut totalement indépendant.
Question : Qu’en est-il des dispositions qui modifient la procédure de dissolution des partis politiques ?
IB : Pour déclencher la procédure de dissolution des partis politiques et pouvoir saisir la Cour constitutionnelle, le procureur général de la Cour de cassation devra obtenir l’avis conforme et préalable d’une commission parlementaire mise en place à cette fin. Deux éléments de protection s’ajoutent à cette garantie politique. D’une part, la justice ne pourra pas être saisie des décisions de la commission parlementaire. D’autre part, « les actes de l’administration ne pourront en aucun cas justifier une demande de dissolution. »
En ce qui concerne l’opportunité d’une telle réforme, on peut d’abord se demander pourquoi le paquet constitutionnel ne cherche pas à réduire les raisons qui peuvent permettre de justifier la dissolution des partis politiques, au lieu d’insister sur l’octroi d’une garantie politique ? Ensuite, si une telle mesure peut être protectrice pour les grands partis politiques, elle le sera beaucoup moins pour les partis politiques qui ne sont pas représentés à l’Assemblée nationale, notamment pour ceux qui en sont empêchés par le fameux barrage national de 10%. Les petits partis risquent donc de pâtir d’une double sanction : une sanction politique et une sanction législative, à la fois arbitraire et anti-démocratique.
C’est pourquoi, je pense que les aspects principaux de la révision constitutionnelle qui est en cours reflètent plus des préoccupations partisanes que le souci d’assurer l’indépendance et l’impartialité de la justice ou celui d’accroître les garanties démocratiques pour les partis politiques. Si le paquet constitutionnel est adopté par le Parlement ou approuvé par référendum, un tel processus risque de consolider la Constitution de 1982, alors même que le renouvellement de celle-ci est à l’ordre du jour en Turquie, depuis deux décennies ...
Source : OVIPOT, Jean Marcou et Benoît Montabone, 21.04.2010 (URL : http://ovipot.blogspot.com/2010/04/pour-ibrahim-kaboglu-en-turquie-la.html)
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