Le 24 avril, une centaine d'intellectuels et de militants des droits de l'homme turcs ont commémoré pour la première fois à Istanbul le 95e anniversaire des "massacres" d'Arméniens dans l'Empire ottoman. Le terme de "génocide" n'a certes pas été utilisé. Mais la presse turque s'est fait l'écho du malheur arménien, à l'instar du quotidien conservateur Hürriyet.
Il y a quatre-vingt-quinze ans, le 23 avril marqua le début d'un épisode sinistre dans l'Empire ottoman au bord de l'écroulement. Près de 250 intellectuels et notables arméniens furent arrêtés à Istanbul et déportés en Anatolie, d'où ils ne revinrent jamais. La véritable catastrophe commença un mois plus tard. Le gouvernement d'Union et Progrès, le parti des jeunes-turcs, qui avait pris le pouvoir dans l'empire à l'issue d'un coup d'Etat militaire en 1913, vota une loi d'expulsion qui lui conférait l'autorité de déporter quiconque était considéré comme une menace pour la sécurité nationale.
En réalité, c'étaient les Arméniens qui étaient visés. Bientôt, dans presque toutes les villes et bourgades d'Anatolie orientale, ils furent chassés de chez eux en direction de la lointaine et aride Syrie. Dans certains endroits, ils furent embarqués dans des trains, mais la plupart durent marcher pendant des centaines de kilomètres, souvent sans eau ni nourriture. Beaucoup moururent en route, de famine, de déshydratation et de maladie. (Les photos de ces victimes, surtout des enfants et des bébés mourant de faim, sont insupportables toute personne douée de conscience). Ailleurs, ils furent massacrés par les habitants de la région, animés par la haine ou le désir de s'emparer de leurs biens.
En tout, au moins 600 000 Arméniens, et probablement plus, périrent en 1915, dans ce qui fut l'un des nettoyages ethniques les plus tragiques de l'histoire. En tant que Turc musulman, je ne ressens que du chagrin et du remords pour ces âmes torturées, dont la mémoire mérite d'être entretenue et respectée. Pourtant, cette même mémoire m'amène à me demander pourquoi cette grande catastrophe a eu lieu, et comment ma nation l'a engendrée.
La force motrice, ai-je cru comprendre, était un mélange de peur et de nationalisme. En 1915, les Ottomans étaient en guerre sur trois fronts meurtriers (contre les Britanniques et les Français à Gallipoli et au Moyen-Orient, et contre les Russes dans l'Est), et les Arméniens étaient de plus en plus considérés comme ligués avec l'ennemi. L'élite ottomane, en particulier les jeunes-turcs originaires des Balkans, avait vu comment les Grecs et les Bulgares avaient procédé au nettoyage ethnique de grandes parties de leurs populations musulmanes lors de leurs soulèvements nationaux. Ils craignaient de vivre la même chose en Anatolie avec l'avènement d'une Arménie indépendante sous la tutelle des Russes.
On peut trouver trace de la logique "préventive" des jeunes-turcs dans les mémoires de Halil Mentese, ami proche de Talat Pacha, le cerveau de toute cette tragédie [les massacres d'Arméniens]. Durant l'été 1915, il rendit visite à Talat chez lui, et le trouva déprimé. "J'ai reçu des télégrammes de Tahsin [le gouverneur d'Erzurum] qui me parle de la situation des Arméniens", expliqua Talat. "Je n'en ai pas dormi de la nuit. Le cœur humain ne peut endurer une telle chose. Mais si ce n'est pas moi qui le leur fais, ce sont eux qui nous le feront."
Ma propre grand-mère se rangeait à cette logique, elle qui avait toujours vécu à Yozgat, là où les Arméniens furent massacrés en 1915. "La rumeur disait que les Arméniens allaient s'allier aux Moscovites pour tuer tous les musulmans", m'expliqua-t-elle un jour. "Alors, les anciens sont entrés de force dans l'église arménienne, et ils y ont trouvé beaucoup d'armes et de munitions, ce qui, pensaient-ils, confirmait les rumeurs." Puis vint le kesim, le massacre des Arméniens, ajoutait-elle tristement. Des Arméniens qui, probablement, n'avaient accumulé ces armes que par peur.
Dans l'esprit des Turcs, cette logique du "il fallait le leur faire avant qu'ils ne nous le fassent" fut également renforcée par les atrocités massives commises par les milices arméniennes contre les musulmans en 1916-1917, quand ils eurent l'occasion de se "venger" dans le sillage de la progression de l'armée russe sur le front du Caucase. Les Turcs gardèrent la mémoire des horreurs de cette période, les Arméniens ne se souvenant que de 1915.
Mais aujourd'hui, il est temps, selon moi, d'être juste. Pour notre part, je pense que les Turcs ont commis une erreur terrible pendant des décennies en ignorant complètement les souffrances énormes que connut le peuple arménien en 1915.
Pourtant, même alors, il se trouva des personnalités exemplaires qui firent passer la justice avant le nationalisme. A Bogazliyan, un district de Yozgat, le mufti de la ville, Abdullahzade Mehmet Efendi, dénonça le gouverneur qui était un bourreau volontaire. Le religieux témoigna aussi contre le gouverneur lors d'un procès devant un tribunal militaire en 1919, affirmant : "Je redoute la colère de Dieu."
On retrouve cette conscience musulmane dans les minutes du procès au cours duquel les unionistes furent jugés pour leurs crimes contre les Arméniens. Un passage décrit comment "les anciens et les dirigeants" de Çankiri, accompagnés de leur mufti, adressèrent au maire de la ville la requête suivante : "Les Arméniens et leurs enfants des vilayet [provinces] voisines sont chassés comme du bétail vers les montagnes pour y être massacrés. Nous ne voulons pas que cela se produise dans nos vilayet. Nous avons peur de la colère d'Allah." Ces gens qui redoutaient la colère de Dieu furent selon moi les meilleurs représentants de notre nation en 1915. Et aujourd'hui, nous sommes de plus en plus nombreux à nous souvenir de leur esprit, et même à nous joindre à leurs pleurs.
Source : Courrier International, Rubriques À la Une > Moyen-Orient - Article de Mustafa Akyol, dans Hürriyet, 26.04.2010 (URL : http://www.courrierinternational.com/article/2010/04/26/requiem-pour-nos-freres-armeniens)
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