La semaine dernière, j’ai reçu un courrier électronique de la part d’un étudiant me demandant conseil pour un devoir. Il désirait avoir mon “point de vue” pour écrire sur un sujet délicat : “les complots contre la Turquie : affrontements entre droite et gauche, alevis [minorité musulmane hétérodoxe] et sunnites, Turques et Kurdes, etc.”. Je lui ai répondu brièvement : “Je vous conseillerais de ne pas aborder ces sujets du point de vue du ‘complot contre la Turquie’.” Le lendemain, nouveau courrier : “Pouvez-vous quand même m’aider au sujet des complots contre la Turquie ? — Justement, je ne crois pas en l’existence de tels complots !” répliquai-je.
Depuis, je n’ai pas de nouvelles, mais je sais que ma réponse n’aura guère convaincu cet étudiant, ni les millions de Turcs qui sont persuadés que des puissances obscures conspirent inlassablement contre notre beau pays. C’est quasiment un acte de foi national. Ce serait également l’explication ultime des tensions politiques que nous observons “entre droite et gauche, entre alevis et sunnites, entre Turques et Kurdes, etc.”.
Peut-être nous autres Turcs avons-nous une tendance naturelle à la paranoïa – une tendance soigneusement cultivée par le gouvernement. C’est l’une des premières choses que l’on apprend à l’école. Nous apprenons à lire, à écrire, à respecter nos aînés et aussi à nous méfier du tout nouveau traité de Sèvres. Ce traité, signé en 1920, a marqué le démembrement de l’Empire ottoman. Aujourd’hui, très peu de gens s’en souviennent dans le monde, à l’exception de quelques historiens, mais tous les Turcs le connaissent par cœur. L’Etat se charge de garder ce souvenir bien vivant dans les consciences et les idéologues partisans d’un Etat fort n’oublient pas de rappeler aux citoyens que ce traité est toujours dans les tiroirs des puissances occidentales, qui n’attendent qu’une bonne occasion de voir l’Histoire se répéter.
Il m’a fallu un certain temps pour comprendre pourquoi l’Etat alimentait sciemment cette paranoïa. Ma première révélation date de ma lecture de 1984, de George Orwell, roman dans lequel un parti justifie son pouvoir totalitaire en se référant à des ennemis extérieurs imaginaires. Certes, 1984 est une fiction, et la situation en Turquie est loin d’être aussi catastrophique, mais la logique est la même : créer des ennemis (intérieurs ou extérieurs) pour obtenir l’obéissance aveugle des citoyens. La foi en ces “complots contre la Turquie” permet en outre à l’Etat turc de ne pas aborder les véritables problèmes de notre société. C’est également un excellent moyen de cacher l’incompétence d’un gouvernement qui n’a fait qu’aggraver la situation. Prenez l’exemple de la question kurde. Depuis des décennies, le discours officiel est le même : il existe des puissances étrangères qui souhaitent diviser et affaiblir la Turquie. Elles exploitent des différences mineures au sein de notre société pour créer de larges fractures. Elles paient des citoyens non patriotes pour lancer des actions de trahison et de rébellion contre l’Etat. Mais notre Etat souverain les écrasera bientôt.
Comme vous pouvez le constater, ces propos sous-entendent deux choses : d’une part, il n’y a pas de problème kurde ; d’autre part, l’Etat turc n’est coupable de rien. En réalité, je pense qu’il a toujours existé une question kurde, qui s’est peu à peu transformée en nationalisme kurde. L’Etat turc, avec sa politique tyrannique de “turquisation” des Kurdes et la répression brutale de leur opposition, a involontairement jeté de l’huile sur le feu. Cette théorie du complot est largement sponsorisée par le gouvernement, et ses principaux défenseurs sont également de grands adorateurs de l’Etat, autrement dit les kémalistes et autres nationalistes. Notons toutefois que les autres partis politiques ne sont pas immunisés contre ce genre de pensée. Leurs théories du complot ne sont simplement pas les mêmes.
Je dois même dire que certains représentants “de gauche” semblent également atteints par cette paranoïa. (Les guillemets me paraissent indiqués, en ce sens que même les marxistes réformés de la Turquie d’aujourd’hui ne sont plus vraiment “de gauche”.) Ils ne sont toutefois que l’autre face de l’idéologie kémaliste. Alors que ces derniers rejettent toutes les fautes sur les “puissances étrangères”, la “gauche” dont je parle vitupère contre l’Etat kémaliste, et notamment l’armée.
N’étant pourtant pas un fervent défenseur de l’armée turque ou des autres institutions kémalistes, j’estime néanmoins que cette position est un peu exagérée. Tout d’abord, je ne pense pas que les kémalistes soient des êtres cruels se plaisant à répandre le sang des Turcs dans les rues. Ce sont plutôt des patriotes. Le problème, c’est que leur patriotisme favorise l’autoritarisme plutôt que la démocratie et la liberté.
L’autre reproche que je ferais aux théories du complot “de gauche”, c’est qu’elles tendent à laver la société de toute responsabilité et ignorent les véritables problèmes. Même si certains épisodes de violence dans l’histoire turque – comme les affrontements entre alevis et sunnites dans les années 1970 – étaient effectivement liés à des “provocations” de l’Etat, ils n’auraient jamais été possibles sans la profonde intolérance de notre société. Il nous faut à présent reconnaître que cette intolérance est la source de toutes les tensions sociales dans notre pays. Si nous parvenons à nous en guérir, aucun “complot contre la Turquie” – si tant est qu’il en existe un – ne pourra nous arrêter.
Source : Courrier International, Rubrique À la Une > Moyen-Orient - Article turc : Hürriyet, Mustafa Akyol, 22.04.2010 (URL : http://www.courrierinternational.com/article/2010/04/22/pourquoi-notre-societe-est-frappee-de-paranoia)
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