mardi 11 mai 2010

Mustafa Akyol : la Turquie ne s'islamise pas, elle se pluralise en se modernisant

L’islamisation n’est pas en train de triompher en Turquie, affirme le journaliste Mustafa Akyol. Ce dernier brosse un portrait contrasté et assez optimiste de l’avenir de son pays.

Un des articles intéressants qu’il m’a été donné de lire ces derniers temps dans les pages de ce journal parlait du premier “hôtel nudiste” du pays, qui s’est ouvert à Marmaris, une ville magnifique sur le littoral égéen. Là, “les touristes nudistes vont pouvoir parfaire leur bronzage intégral” sur une “plage naturiste privée”. “Une petite révolution dans la société conservatrice turque”, ajoutait l’article. Des “petites révolutions” de cet ordre dans ce pays conservateur, on peut en trouver d’autres. Les bars gays et les clubs lesbiens, par exemple, se sont multipliés dans les grandes villes depuis quelques années.

Orhan Kemal Cengiz, mon ami laïc et libertaire [journaliste et défenseur des droits de l’homme], qui me rappelait ce phénomène au cours d’un déjeuner récent, m’a également expliqué qu’en tant que gourmet il apprécie désormais grandement de prendre les trains qui relient Istanbul à Ankara. “Ils ont commencé à servir de l’alcool à bord de l’express”, m’a-t-il précisé, manifestement satisfait. “Et j’en remercie l’AKP ‘islamiste’.” Autre petite révolution, peut-être même plus importante, les manifestations du 1er-Mai, qui se sont déroulées en toute liberté sur la place Taksim à Istanbul. Alors qu’ils étaient interdits en ces lieux depuis plus de trente ans, nous avons vu non seulement les syndicats mais aussi les marxistes de tout poil brandir leurs drapeaux rouges et entonner leurs chants sur le site le plus populaire du pays. Autrement dit, les “communistes athées” ont organisé leur plus grand spectacle depuis des années.

Bien sûr, si je voulais dénoncer le fait que la Turquie se transforme rapidement en une société plus “corrompue” et “mécréante”, je n’aurais qu’à choisir de tels exemples pour brosser un tableau convaincant. Mais le tableau en question serait trompeur, car je sélectionnerais sciemment les faits qui correspondent à mes priorités tout en négligeant les autres. Hélas, c’est justement ce que font depuis un bon moment certains de mes collègues hyperlaïcs. Leurs diatribes incessantes à propos de “l’islamisation” de la Turquie sous la férule du Parti pour la justice et le développement (AKP), au pouvoir, se fondent sur une compilation de faits soigneusement choisis. On croise davantage de femmes voilées dans nos rues. Dans certaines municipalités AKP, il devient plus difficile d’obtenir une licence pour vendre de l’alcool. Les communautés islamiques sont plus actives que jamais dans la vie publique. Par conséquent, poursuit ce raisonnement, nous sommes en voie d’islamisation.

En fait, selon moi, tous ces phénomènes contradictoires – davantage de voiles et davantage de bars gays – se produisent en même temps et pour la même raison. Grâce au capitalisme, à l’urbanisation et à la mondialisation, la Turquie devient une société plus ouverte et plus diverse. Ou peut-être cette diversité qu’elle a toujours connue devient-elle plus visible. La raison pour laquelle on croise davantage de femmes voilées dans les rues, c’est que les conservateurs religieux sont aujourd’hui plus urbanisés, plus sûrs d’eux et plus actifs. Autrefois, ces femmes vivaient essentiellement dans les zones rurales et restaient souvent chez elles, et mes collègues hyperlaïcs n’en remarquaient même pas l’existence.

On retrouve cette ouverture et cette diversité sur bien d’autres fronts. Les Kurdes, lesquels ne sont plus des “Turcs des montagnes”, réclament (et sont d’ailleurs partiellement en train d’obtenir) des libertés civiques dont ils n’auraient même pas rêvé dans les années 1980. Les Arméniens de Turquie, membres d’une communauté qui s’est fait discrète depuis les débuts de la République turque (pour les raisons que vous pouvez imaginer) disposent aujourd’hui d’intellectuels en vue capables d’influencer notre débat national. Qu’est-il exactement arrivé à leurs aïeux en 1915 ? Pour la première fois, on peut en discuter librement à la télévision.

Tous ces changements n’aboutissent pas seulement à donner la parole à des groupes jusque-là opprimés ; ils les transforment également. Le cas des conservateurs musulmans est le plus intéressant. Si vous ne lisez que la presse turque laïque, ce ne sont que lamentations face à leur progression. Mais, si vous lisez la presse islamiste – ce que je fais –, vous vous apercevrez que l’on s’y plaint de leur modernisation. Régulièrement, des voix dépassées dénoncent “l’Occidentoxication” que subissent les jeunes musulmans et le “consumérisme” vers lequel les a entraînés la politique de l’AKP.

Ce qui se passe, en réalité, c’est que la Turquie se modernise vraiment. Et, si vous voulez savoir ce que cela veut dire, je partage l’avis du sociologue Peter Berger : “La modernisation ne laïcise pas”, comme l’espèrent les laïcs et le redoutent les islamistes. “Elle pluralise plutôt.”

Donc, voici mon pari pour la Turquie dans dix ans : elle va devenir un pays encore plus divers, un peu comme les Etats-Unis. Comme la Bible Belt américaine, on trouvera sans doute des régions conservatrices et austères à l’intérieur des terres, mais aussi un littoral ultralibéral avec encore plus de boîtes de nuit, de plages nudistes et Dieu sait quoi d’autre. Dans le Sud-Est, la culture et la langue kurdes seront plus visibles, peut-être conféreront-elles même du sens à une “région du Kurdistan” officieuse. Le camp islamique lui-même sera plus bariolé, tandis que les communistes athées, eux, qui pourraient bien parer leur “rouge” d’un peu de “vert”, continueront à faire la preuve de leur ténacité. Pour tout dire, la Turquie sera un pays encore plus intéressant. Il suffit d’attendre.

Source : Courrier International, Rubrique À la Une > Moyen-Orient - Article en turc : Hürriyet, Mustafa Akyol, 11.05.2010 (URL : http://www.courrierinternational.com/article/2010/05/11/un-pays-laic-non-pluraliste)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire