Photo : Jean-François PÉROUSE (via IMECE)
"L'État n'a retenu aucune leçon du passé"
Depuis le 7 septembre, des pluies diluviennes se sont abattues sur Istanbul et le nord-ouest de la Turquie, causant la mort d’au moins 30 personnes. Can Dündar, éditorialiste à Milliyet, revient sur les erreurs récurrentes des autorités en matière d’urbanisme, mais aussi dans leur gestion politique du pays.
Je suis né lors des inondations de l'été 1961. La rivière Incesu, qui passait devant notre maison de la vallée d'Imrahor [Ankara], était soudainement montée à la suite des pluies torrentielles du mois de juin et avait tout emporté sur son passage, y compris mes couches-culottes. Ma mère et mon père parlent encore avec tristesse de cette catastrophe. Et encore, nous avons eu de la chance. L'inondation n'a fait que quelques dizaines de morts. La Turquie aurait autait été bien inspirée de ne plus construire au bord de ce genre de rivière. Mais elle n'a rien fait en ce sens et vient, ces derniers jours, d'en payer le prix fort.
Lors de ce même été 1961, le sud-est du pays [à majorité kurde] faisait déjà la une de l'actualité. Les militaires qui avaient pris le pouvoir [lors du coup d'Etat de mai 1960] éprouvaient des craintes quant au maintien de l'intégrité du territoire. Ils cherchaient le moyen de renforcer les liens entre l'Etat et la population de cette région. Le commissariat au Plan de l'époque avait alors publié un "rapport sur l'Est", proposant l'assimilation et le déplacement des populations kurdes. Il convenait d'encourager "ceux qui se considéraient comme Kurdes" à quitter la région du sud-est pour laisser la place au trop plein de population de la mer Noire. Il s'agissait ainsi de couper les liens entre les Kurdes de Turquie et ceux du nord de l'Irak. Par ailleurs, il convenait de prouver que les Kurdes n'existaient pas et qu'il s'agissait en fait de "Turcs des montagnes". Pourtant, la Turquie aurait dû comprendre à ce moment-là que l'assimilation n'était pas une bonne solution. Elle ne l'a pas compris, ce qui a provoqué le soulèvement kurde de 1984 [entamé par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en août 1984 et qui dure encore], qui a coûté la vie à plus de trente mille personnes.
Toujours en 1961, le monde politique turc était en pleine tourmente. Tous les regards étaient tournés vers le procès du gouvernement déchu par le coup d'Etat de 1960. Le Premier ministre renversé, Adnan Menderes, qui était accusé d'avoir "enfreint la Constitution", se voyait également reprocher d'avoir "usé de toutes sortes de stratagèmes pour mettre la pression sur l'opposition et la presse". Il était également accusé d'avoir forcé l'homme d'affaires Vehbi Koç à rejoindre son parti sous peine de lui couper tous les crédits. Cette politique avait malheureusement conduit au premier coup d'Etat militaire de l'histoire de la République turque. [Menderes a été condamné à mort et pendu en septembre 1961.] Les politiques et les militaires auraient dû en tirer la leçon. Mais, malheureusement, ce n'a pas été le cas.
Aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, les trois titres principaux des quotidiens turcs montrent que rien n'a vraiment changé : "Inondations calamiteuses à Istanbul", "Des mines explosent et des armes tuent encore dans le sud-est", "Amende historique infligée au groupe Dogan" [fondé par l'homme d'affaires Aydin Dogan, ce holding, qui possède un pôle médias très important avec plusieurs quotidiens dont Milliyet ainsi que des chaînes de télévision, est parfois très critique à l'égard du gouvernement AKP]. Vous trouverez dans ces titres la répétition et l'héritage désastreux de ces menaces, de ces conclusions erronées et de toutes ces négligences. On ne peut qu'en être triste et éprouver de la honte. Car on constate qu'aucune leçon n'a été tirée du passé.
Source : Milliyet, 11.09.2009, Can DÜNDAR, © AFP - traduction Courrier International, rubrique "D'un continent à l'autre - Moyen-Orient" (à retrouver sur http://www.courrierinternational.com/article/2009/09/11/l-etat-n-a-retenu-aucune-lecon-du-passe)
"Inondations à Istanbul : l'urbanisation sauvage mise en cause"
L'urbanisation sauvage et le laisser faire des autorités sont pointés du doigt dans les brutales inondations qui ont tué 26 personnes à Istanbul, alors que de nouvelles pluies torrentielles sont attendues sur la première métropole turque.
"Qui va rendre des comptes ?", lançait jeudi le journal libéral Milliyet, affirmant que les nombreux permis de construire délivrés par les autorités locales autour des cours d'eau de la ville sont à l'origine du drame.
Le quotidien met en cause aussi les responsables de la municipalité qui "ont fait la sourde oreille" aux prévisions météorologiques annonçant de violents orages sur la rive européenne de la ville, touchée par ces inondations brutales.
Des quartiers de la métropole ont été brusquement engloutis sous deux mètres d'eau, et plusieurs axes routiers submergés, dont l'autoroute qui mène au premier aéroport. Des flots d'eau boueuse ont renversé de nombreux véhicules, prenant au piège des dizaines d'automobilistes, qui se sont réfugiés sur les toits de leur voiture ou dans les arbres.
L'eau a commencé à baisser mercredi soir, mais de nouvelles fortes précipitations sont attendues vendredi et samedi dans la région après ces inondations, les plus graves depuis 80 ans en Turquie, selon les autorités.
Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d'Istanbul, qui s'est déplacé dans la cité mercredi soir, a promis de "réhabiliter" les rivières en crue, qualifiant les inondations de "désastre du siècle".
Mais le journal Vatan ironisait sur ces déclarations et celles de l'actuel maire Kadir Topbas, pour qui le fléau est le résultat du réchauffement climatique.
"Voici les responsables: le citoyen et la nature", lançait le journal.
L'éditeur en chef du quotidien appelait, sans illusion, les responsables gouvernementaux à la démission.
"Vous verrez, il n'y aura aucun responsable de ce drame", soulignait Güngör Mengi.
Pour la plupart des médias, les inondations ne sont pas dignes d'une ville qui sera, l'an prochain, Capitale européenne de la culture.
"Les gens font des constructions sauvages à un certain endroit et ensuite nous mettons en place des infrastructures pour ces zones illégalement peuplées", a déclaré le ministre des transports, Binali Yildirim, cité par le journal Hurriyet.
"Il faut faire plus attention lorsqu'on décide de l'implantation de villes et d'infrastrutures. Cette inondation n'était pas sur notre agenda, mais elle aurait dû l'être", a reconnu pour sa part le ministre des travaux publics, Mustafa Demir.
Pour l'urbaniste et géographe Jean-François Pérouse, basé à Istanbul, la métropole turque est devenue une "ville ultra-libérale" dans son développement, et les autorités ont laissé faire.
"Il n'y a aucune gestion urbaine, et l'étalement urbain se fait de manière morcelée, avec une artificialisation des surfaces par l'asphalte et le béton", a-t-il expliqué à l'AFP.
Istanbul, qui compte 12,5 millions d'habitants pour le département mais dont l'agglomération totale est estimée à plus de 15 millions, "est l'anti-ville durable, la ville où l'on construit dans l'éphémère", a-t-il ajouté.
Le bilan global de ces inondations sur deux jours, pour Istanbul et la province voisine de Tekirdag, a par ailleurs atteint 32 morts, dont 26 à Istanbul, avec la découverte d'un nouveau corps.
Le cadavre d'un père de famille d'une quarantaine d'années, dont les trois filles et l'épouse ont péri mardi dans le drame, a été retrouvé dans la boue près de la ferme où il travaillait, dans la localité de Saray (province de Tekirdag), selon l'agence Anatolie.
Huit autres personnes sont encore portées disparues.
Source : Le Point, 09.09.2009, Michel SAILHAN, © AFP (à retrouver sur http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2009-09-09/inondations-a-istanbul-l-urbanisation-sauvage-mise-en-cause/924/0/375633)
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